BloguesDenis McCready

Confession d’un humoriste raté

Je suis un humoriste raté. Je le sais depuis longtemps. Ce n’est pas très grave. Je vis très bien avec ça.

De 1984 à 1988, j’ai fait de l’impro au secondaire, au CEGEP et ensuite à la Ligue universitaire d’improvisation (LUI) au Café Campus. J’étais un joueur décent, l’auteur de quelques bons coups, mais rien pour lancer une carrière. Ensuite de 2005 à 2015, j’ai repris de la scène en collaborant au Cabaret littéraire des auteurs du dimanche ; j’y ai développé une approche de type éditorialiste en colère (ça ne vous surprend pas, hein?).

Dans tous ces lieux d’explorations sans filet j’y ai côtoyé des gens de grands talents, des comédiens et auteurs que je respecte énormément et qui n’avaient pas peur de prendre des risques, d’essayer quelque chose d’inusité, de casse-cou parfois, tout pour éviter la facilité. Ils et elles se plantaient solide à l’occasion, mais parfois ils et elles touchaient avec une vive intelligence et une extraordinaire sensibilité à notre humanité, complexe, paradoxale, hilarante et touchante à la fois. Dans ces moments là, tout comme la foule, j’étais soufflé, ébahi, privilégié. Je garde un souvenir impérissable de ces moments. La grande majorité de ces scènes ne seront jamais revues, puisqu’elles n’étaient pas filmées (pour certains sketchs, c’est tant mieux – hors contexte, ça aurait été mal compris). Il n’y a pas de place pour en faire la chronique exhaustive ici, mais je repense à…

– Ces heures d’improvisation et de création théâtrale à travailler avec Pierre-Yves Bernard au CEGEP. Il avait une énergie contagieuse et un talent pour nous faire explorer afin de se défaire du joug de l’inspiration aléatoire (et son corollaire, le syndrome de la page blanche). J’ai découvert que je pouvais canaliser ma liberté d’exploration dans la création. Ça a laissé des traces.

À la LUI, il y a eu plusieurs moments savoureux, mais je repense à quelques joueurs en particulier:

– Une improvisation mixte de Claude Legault et Michel Courtemanche où par hasard les deux comédiens ont figé en même temps en plein milieu d’une phrase. Ils ont ensuite continué la scène, puis arrêté de nouveau quelques secondes, puis repartis. Ils étaient parfaitement synchronisés. Ils ont fait une impro assez comique en figeant à intervalles réguliers, et ont tenu la foule en haleine pendant tout le numéro. Quand le sifflet a sonné, la salle a explosé d’applaudissement, de cris et de sifflements. Du grand art.

– L’improvisation comparée de Didier Lucien sur la pine de fer. Ça ne se raconte pas, il fallait être là, mais c’était unique et audacieux. Redéfinir le non-dit.

– À peu près tous les personnages de Sylvie Moreau. C’est comme si elle avait 2000 ans de vies de femmes emmagasinées en elle et qu’elle pouvait en faire émerger une dans les 30 secondes entre la lecture du thème et le coup d’envoi de l’impro. J’étais aux premières loges parce qu’on était dans l’équipe des Noirs ensemble.

– Aux Auteurs du dimanche, j’ai entendu de bien beaux textes, mais j’accorde une place particulière – je ne suis pas le seul – aux nouvelles érotiques de Jean-François Aubé dans son personnage du Père Aubé. On peut trouver ces textes en recueil, mais rien ne peut remplacer d’écouter Jean-François les performer.

– Encore aux Auteurs du dimanche, le texte de Martin Petit sur le thème VAGIN lu quelques jours après la mort du Pape Jean-Paul II. Une salle au complet qui hurle de rire et qui, à une autre époque aurait été excommuniée sur-le-champ.

Je travaille en télévision et en cinéma depuis 20 ans et j’y ai observé l’envahissement de l’aversion du risque dont l’événement Ward-Nantel est symptomatique. Je ne peux pas tirer de roches à quelqu’un en particulier, il n’y a pas de coupable unique, de poltron en chef, mais pas non plus de maladie contagieuse qu’on pourrait soigner en administrant un antibiotique à tout un milieu professionnel. J’oserais un semblant d’explication:

Quand une création est soumise à un exercice d’approbation et d’ajustement en groupe, à trop de paliers hiérarchiques pour exister, quand une création doit remplir un zillion de petits critères contraignants, elle souffre d’être rabotée de partout et elle devient informe – elle perd son âme. Je l’ai expérimenté quelques fois sur des publicités de 30 secondes et aussi sur des films.

Je ne prétends pas savoir ce qui c’est passé pour la création de ce numéro de Ward-Nantel, et après avoir écouté leur vidéo, un peu comme Simon Jodoin (voir ci-dessous), je me suis dit: tout ce brouhaha juste pour ça. Je n’aimais pas leur style au départ, mais je trouve qu’ils n’ont pris aucun risque avec ce type d’humour, alors que le sujet de la liberté d’expression est si riche. C’est un numéro paresseux.

Et à mon sens, ce n’est pas de la censure, mais plutôt une mésentente commerciale entre Radio-Canada (le distributeur), l’APIH (le client), et Ward / Nantel (les fournisseurs). À la limite, ça ne nous regarde pas. L’empressement de mettre le feu aux poudres fait que beaucoup de gens on tout mélangé.  Ce n’est pas un enjeu de répression de la liberté d’expression au sens de la Charte des droits et libertés de la personne.

Cet événement devrait nous servir de canari dans la mine, pour nous inciter à réfléchir collectivement sur cette aversion du risque, sur ce nivellement de la création par des comités, mais aussi sur cette hypersensibilité contagieuse qui fait ruer dans les brancards légaux des gens qui… mélangent tout.

Par exemple le cas Ward-Jérémy, au delà de la question de la liberté d’expression, il n’en demeure que Jérémy a été intimidé à son école et il me semble que je n’ai vu personne renvoyer ce dossier à l’éléphant dans la pièce: il y a des dizaines de parents qui n’ont pas appris à leurs enfants que l’intimidation d’un autre enfant est inacceptable. Je crains qu’on ait préféré attaquer un humoriste – sans égard à la qualité de son humour – au lieu de confronter les parents des abuseurs et l’administration de l’école pour que le problème soit enrayée là où de réelles agressions ont eu lieu. C’est comme laisser des voleurs en liberté et attaquer en justice les compagnies de films d’action dont ces voleurs se seraient inspirés. Les gens mélangent tout. Et l’on ne manque pas d’exemples de la sorte au Québec depuis quelques années.

L’intelligence individuelle est à géométrie variable, mais il serait temps qu’on arrête d’être à côté de la plaque comme ça, parce que c’est symptomatique d’un déclin progressif de l’intelligence collective.

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Editorial de Simon Jodoin:

Humour, liberté et suffisance