Depuis quelques mois, plusieurs textes et ouvrages provenant souvent du monde des nouvelles technologies apportent une lecture critique de l’idéal de connectivité et de communication qui habite la culture numérique contemporaine. Sherry Turkle, professeur au MIT et technophile de la première heure incarne cette nouvelle vague d’intellectuels dont l’enthousiasme des premiers jours a laissé la place au questionnement. En 1995 elle publie Life on the screen dans lequel elle célèbre les nouvelles possibilités identitaires que permet le web naissant. L’année suivante, elle fait la couverture du magazine Wired et est invitée à donner sa première conférence TED. L’année dernière, Sherry Turkle a publié Alone Together[1], un ouvrage dont le titre rappelle le célèbre Bowling Alone[2](2000) de Robert D. Putman, un best seller de la sociologie américaine contemporaine.
Dans cet essai Putman dresse un tableau nostalgique et critique de la société américaine, une société où les gens seraient seulement reliés entre eux par les axes de communication et la télévision; la télévision étant par essence un média qui individualiserait les pratiques sociales. Putman décrit une Amérique qui voit disparaître progressivement les liens sociaux au profit de liens artificiels et marchandisés : la grande surface a remplacé l’épicerie du coin, la banlieue le quartier, la télévision le bowling. Les Américains ne se retrouvent plus le samedi pour jouer ensemble en face à face au bowling.
L’ouvrage de Sherry Turkle s’inscrit en plein dans cette critique de la dé-socialisation, pour cette dernière, nous avons remplacé la conversation par la connexion, le face à face par l’illusion de la communication. Désormais, même quand les familles et les amis se réunissent, chacun serait occupé dans son coin à manipuler son téléphone. Au travail les dirigeants prendraient l’habitude de suivre les réunions sur leurs cellulaires en allant sur Facebook. Partout, les individus chercheraient à quitter la vraie vie pour la vie en ligne, notamment parce que nos téléphones intelligents nous donneraient l‘illusion que l’on pourrait toujours être entendu par plus de personnes… Bref, même quand on converse déjà avec quelqu’un, on essaie de se connecter avec d’autres, nous sommes ensemble sans jamais vraiment l’être.
Antonio Casilli, socioanthropologue et chercheur à l’EHESS, n’est pas de cet avis; selon lui, « une enquête menée sur plus de 4 millions d’étudiants universitaires en 2007 a montré que la grande majorité des centaines de millions de messages échangés pendant une année sur Facebook se concentrent pendant les cours ou les soirs en semaine. Pour les salariés de grandes entreprises, c’est plutôt entre 9 et 17 h des jours travaillés. Bref les interactions informatiques se concentrent dans les moments de plus intense socialisation des usagers, “elles ne se concentrent pas dans les heures de la nuit et n’empêchent pas les sorties entre amis. Significativement, le nombre de messages baisse pendant les week-ends des étudiants et devient virtuellement nul pour les employés[3].” Comme le souligne Manuel Castel, internet “ne remplace pas ni la sociabilité en face à face ni la participation sociale, mais il s’y ajoute[4] », les gens qui se rencontrent sur internet ont une vie en dehors, internet n’est qu’un outil pour multiplier ces rencontres et les gérer.
Pour Sherry Turkle, les relations humaines en face à face sont riches et exigeantes, la conversation est un art autant qu’une sensibilité, elle exige empathie et patience. En sacrifiant la conversation pour une simple connexion, nous épurons les échanges, nous perdons petit à petit le sens de l’altérité, du réel et nous développons de nouvelles phobies liées à l’hyperconnectivité comme la nomophobie (la peur de sortir de chez soi sans son téléphone intelligent) et le syndrome FOMO (Fear Of missing Out, phobie de manquer quelquechose). Comme celle de Putnam, la thèse de Sherry Turkle présuppose l’existence d’une vraie socialité, celle du face-à-face. Les rencontrent et les communications en lignes n’auraient pas la même valeur que la rencontre en personne dans une allée de bowling. Bref, il y aurait une hiérarchie de la qualité des liens sociaux allant des liens pauvres comme ceux tissés en ligne aux liens riches comme ceux noués en personne.
Quelques mois après la parution du livre de Sherry Tuckle, Jenna Wortham, journaliste techno au New York Times a elle aussi loué les vertus de la déconnexion dans un article intitulé Turn off the phone (and the tension). Comme Sherry Tuckle, Jenna Wortham est une passionnée de nouvelle technologie qui se décrit comme une “GIF maker” en “relation ouverte avec internet”. Dans son article elle raconte avec émotion la fois où elle a été obligée de se séparer de son téléphone pour se rendre à la piscine publique. Elle a vécu ce moment comme une libération: elle a pu profiter pleinement de sa journée, sans avoir à consulter avec anxiété ses comptes Facebook et Twitter par peur de manquer quelque chose. Jenna a eu une révélation : elle a réappris à aimer la vie du moment, la vie réelle. Une nouvelle forme d’hédonisme? Ce serait trop simple, dans une époque qui n’est pas avare de néologismes ni d’égocentrisme, Jenna préfère inventer son mot pour décrire son sentiment, elle appelle ça le JOMO : le contrepoint du FOMO, The Joy of Missing out. Le JOMO c’est la joie de se détacher de la pression à être connecté, c’est savoir s’abandonner dans le présent avec l’impression de reconnecter avec la vraie vie et de célébrer les vraies conversations. Plusieurs mouvements appellent ainsi à ralentir le rythme de nos vies dans un monde qui s’accélère. Ainsi, les 1er et 2 mars le Sabbath Manifesto, qui est à internet ce que le slow food est à la cuisine célébrera le Jour national de la déconnexion.
Nathan Jurgenson [5] étudiant en sociologie à l’université du Maryland n’est pas du tout d’accord avec ces positions qu’il juge romantiques. Dans un article intitulé Le fétichisme de la vraie vie [8] qu’il a publié sur The new Inquiry il explique que les textes comme ceux de Sherry Tuckle et de Jenna Wortham, qui se lamentent de la perte du sens de la vraie vie et de la vraie communication, n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui.
« But as the proliferation of such essays and books suggests, we are far from forgetting about the offline; rather we have become obsessed with being offline more than ever before. We have never appreciated a solitary stroll, a camping trip, a face-to-face chat with friends, or even our boredom better than we do now. Nothing has contributed more to our collective appreciation for being logged off and technologically disconnected than the very technologies of connection. »
Nous ne vivons donc pas dans un monde virtuel, nous sommes devenus obsédés par la déconnexion et la réalité. Les technologies de la connexion nous font apprécier la vraie vie avec une nouvelle intensité et nous savourons beaucoup plus le face-à-face avec un groupe d’amis qu’avant. Bref, nous n’avons pas abandonné la vraie vie, nous la survalorisons. Le concept de IRL (in real life) est un concept récent affirme Nathan Jurgenson, il se développe parallèlement aux premiers réseaux Aparnet puis internet. Il témoigne d’une nostalgie du réel qui n’arrive pas à penser le digital et le physique comme étant deux mondes complétement imbriqués et difficilement dissociables l’un de l’autre.
Aujourd’hui en effet, la révolution internet avale tout, notamment tous les médias qui convergent vers son réseau ( le téléphone, le courrier, la télévision, la radio, les magazines). Notre quotidien est traversé par ses technologies, il y a une co-pénétration entre les technologies, les espaces et les corps. Du moment que vous vous levez, dès que vous prenez vos courriels, puis en consultant votre ordinateur de bord dans votre voiture, votre ordinateur au bureau, en finissant par louer un film sur Netflix le soir, internet vous accompagne toute la journée. Les mobiles ont aussi rendu cette frontière poreuse, on ne fait plus la différence entre être en ligne et ne pas l’être. Quand on utilise androïde, on ne se dit pas “je suis dans le monde virtuel”. Bref, internet n’est plus un monde à part et le dualisme numérique doit être remis en question. Lors du procès du suédois Hakan Roswall, le fondateur du site de partage de fichiers Pirate Bay, le juge lui a demandé quand a-t-il rencontré les autres membres de l’organisation IRL. Hakan a répondu qu’ils n’utilisaient pas le terme IRL mais préféraient AFK (Away From Keyboard). Pourquoi ? Parce qu’il pense qu’internet est vrai et qu’il fait partie de la vraie vie.
The Pirate Bay – Away from Keyboard – documentaire complet.
[1] Sherry Turkle, Alone Together, why we expect more fromn technology and less from eachother, Basic Books, 2012
[2] Robert D. Putman, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.
[3] Antonio Casilli, « Trois idées reçues sur Internet », Sciences humaines, août-septembre 2011.
[4] Manuel Castells, « The internet and the network Society », in Barry Wellman et Caroline Haythornthwaite (dir.), The Internet in Everyday Life, Oxford (GB), Blackwell, 2002.
Il y en a qui abusent d’internet comme il y en a qui boivent trop d’alcool . En fait, la modération a bien meilleur goût dans ces deux domaines. Pour ma part, je ne pourrais plus me passer d’internet, mais pas à cause de Facebook ou de Twitter : c’est Google qui m’attire. J’ai tant de questions qui viennent quotidiennement me hanter; quel plaisir de le questionner pour voir défiler autant de possibilités de réponses. Je constate ainsi que beaucoup d’autres personnes se posent des questions similaires aux miennes.
Curieuse, je l’étais avant de rencontrer Google, mais c’était un peu plus compliqué de m’informer. Je dirais même que ma curiosité s’est amplifiée depuis ce jour….Pour ce qui est de ma relation avec les autres, elle se porte très bien et même mieux avec les personnes qui ont aussi internet. J’ai quelques amis qui ne possèdent pas d’ordi et je remarque qu’on se voit moins souvent…à méditer…