BloguesLe voisin

La transe canadienne

«La transe canadienne». L’expression est de Sol, Marc Favreau (1929-2005), l’un des plus grands artisans de la langue française et l’un des artistes les plus perspicaces de l’histoire du Québec. L’homme était sans doute trop discret pour se donner l’ampleur qu’il avait. Ce n’était pas Yvon Deschamps, avec toute cette simplicité qui vous frappe en plein visage. Sol n’était pas Miron qui avec panache et grandiloquence portait l’identité d’un peuple, mais Sol, c’était l’intelligence qui vous rattrape à chaque tournure (de phrase).

La transe canadienne, elle nous frappe de plein fouet ces temps-ci. Le Canada se Harperise. Il se conservatise à l’américaine, c’est-à-dire dans ce que le conservatisme comme idéologie a de plus bête et de plus niais : son hostilité à l’égard de la science; sa lecture biblique de la vie sur Terre; son populisme en matière de justice (being hard on crime); ses politiques régressives qui ne remettent pas en question le projet inégalitaire qui sévit en Occident et ailleurs depuis le début des années 1980; sa méfiance envers la démocratie et ses exigences (transparence, acceptation du débat, respect des contrepouvoirs, etc). Et dans la version Harper, il faut en plus subir sa déférence envers la Monarchie…

Je parlais dans mon billet précédent de certains sujets sur lesquels les USA ont évolué positivement depuis leur fondation jusqu’à aujourd’hui. On peut poser un regard inverse sur l’évolution du Canada. Ce pays s’est pourtant construit sur un conservatisme plus noble dans tous les sens du terme, puisqu’inspiré d’Edmund Burke (1729-1799). Le conservatisme de Burke s’est d’abord insurgé contre l’individualisme strict de la pensée libérale. Cette philosophie politique, particulièrement sa version canadienne réarticulée par un penseur comme George Grant, est reconnue pour avoir défendu un pays distinct des USA, un pays qui permettrait la préservation de majorités cohérentes grâce à leurs parlements respectifs, souverains dans «tout ce qui est de nature purement locale ou privée».

(C’est ce que défendait George-Étienne Cartier, l’un des pères fondateurs du Canada, en disant que les pouvoirs qui relèvent de l’essence même de la nation canadienne-française – langue, religion, éducation, code civil – ne revenaient pas dans le projet constitutionnel de 1867 au gouvernement fédéral).

Dans cette querelle intellectuelle entre Burke et Rousseau que j’évoquais ICI, le Canada s’est construit sur le principe de la souveraineté du Parlement, tandis que les USA sont fondés sur le pouvoir du peuple… Et ce qu’il y avait de porteur dans la démocratie parlementaire canadienne, Harper travaille sans cesse à le fragiliser : il proroge le Parlement, même lorsque son gouvernement est menacé par un vote de non-confiance! En plus de tuer le débat par toutes sortes de stratégies, il méprise les institutions et cherche à affaiblir tous les contrepouvoirs de notre système. Il va jusqu’à compromettre la capacité de Statistique Canada de colliger des informations probantes pouvant vérifier l’efficacité des programmes gouvernementaux ou justifier certaines interventions de l’État dans les domaines sociaux ou économiques…

Or, nous sommes en train de perdre ce qu’il y avait de mieux dans la différence canadienne tout en récupérant ce qu’il y a de pire dans la culture américaine : l’esprit manichéen, revanchard, destructeur du lien social et de l’environnement qui caractérise les pires courants du Parti républicain américain.

En plus, nous avons échoué à réaliser ce qu’il y avait de mieux chez nos voisins du sud. :

  • l’esprit républicain du patriote, ce citoyen qui se sent le devoir d’agir pour le bien de son pays (incarné chez nous par les rébellions écrasées de 1837-38);
  • des institutions sur lesquelles il y a un contrôle citoyen plus effectif.

Récupérer le pire sans avoir le meilleur. Nous avons raté notre américanisation!

Revenons à Sol, qui parlait déjà de la scène politique fédérale comme un critique éclairé en 1974, lors de la parution de Esstrardinairement vautre (1).

Parlant du déclenchement des élections, il dit: «tous les quatre ans à peu près, on se réveillonne un beau matin et la ville est en pleine campagne». Et dans ces campagnes, «le candide    ah,  il bouge pas il parle pas, il écoute il fait que ça, il écoute à gauche il écoute à droite, il écoute des sons de vieux, des sons de jeunes, il écoute des sons d’âges». Les «candides» des différents partis, il les nomme : «les candides libérables… les conserviteurs… et les bornéos d’omoplate» qui veulent «augmenter la tension de la vieillesse»…

Ce regard amusé et amusant sur la politique canadienne ne l’empêchait pas de dénoncer un système qui incarnait une fuite en avant en plus de pressuriser toujours le modeste citoyen et de favoriser les puissants :

«Le garnement a jamais eu d’autres paternatives, c’est la bourse ou la vis, mais quand la bourse a la mine basse qu’est-ce qu’ils font ils serrent la vis et le résultat mes chers amis je vous le demande, le gamin d’œuvre n’a plus d’ouvrage» …

«Et quand la bourse est pleine c’est pire, c’est encore pire, quand la bourse est pleine tout le monde dépensouille comme des fous comme s’il y avait le feu et ça donne l’inflammation.

Ça les arrange bien sûr, avec ça ils peuvent nous faire le coup de la vie. Bien sûr que ça les arrange, ils sortent la hausse des prix et ils arrosent par-dessus le marché et ils arrosent et ils arrosent tant tellement qu’un beau jour le dollar flotte et le patron nage».

Chez Sol, les «électrons» se font conter des «pommettes» dans des «dixcours toujours trop longs et qui commencent toujours de la même manière : mes dents et mes yeux, mes chers électrons…».

Le regard décalé de Sol sur la politique de son époque me permet de revenir à son langage et  aux critiques implicites qu’il formulait déjà : comme citoyens, nous sommes dirigés par un «garnement» de «conserviteurs» qui accélèrent dangereusement la vitesse à laquelle nous entrons dans le mur de l’inculture, de l’incivilité, de l’autoritarisme et de la rigidité idéologique la plus crasse.

Notre «premier sinistre» est un homme intelligent, méthodique et sans scrupule. Ses adversaires sont sans chefs et divisés. Et il n’a plus besoin de nous (le Québec) pour gagner sa majorité.

Notre SOLitude est grande.

 


(1) Sol (Marc Favreau), Esstrardinairement vautre, Montréal, Éd. L’Aurore, 1974.