Le sociologue Guy Rocher intervenait intelligemment dans le débat sur la Charte des valeurs québécoises cette semaine, pour inscrire dans la durée notre discussion sur la pertinence ou non de cette Charte et de ses mesures les plus controversées. Je déplore que M. Rocher ait fait l’impasse dans son argumentation sur la présence du crucifix à l’Assemblée nationale… Mais son papier avait le mérite de redonner un peu de hauteur à un débat qui en manque trop souvent. Nous inscrire dans la durée. Tant celle du passé que celle du long terme devant nous… C’est rare mais nécessaire. Bien sûr, il est normal que cette Charte soit perçue comme répondant à des «dérives» (surtout alimentées par les médias) autour de certains accommodements non-raisonnables qui ont fait la manchette. Mais il importe aussi de rappeler que lors de la Révolution tranquille, le Québec a procédé à une déconfessionnalisation des ses institutions. Cette déconfessionnalisation s’est faite progressivement, avec le concours du clergé catholique qui a alors accepté de se retirer au profit de l’État national moderne naissant, entre autres en retirant tout symbole religieux ostentatoire de son habillement!
Prendre l’interdiction des symboles religieux pour le personnel de l’État présente dans la Charte à partir de cette perspective nous fait comprendre que la mesure proposée par le gouvernement Marois s’inscrit dans la continuité du processus de laïcisation amorcé en 1960… Mais je rajouterais que tout le processus de sécularisation de l’État enclenché au Québec avec la Révolution tranquille a quelque chose de plus profond. Il y a dans ce processus nécessaire un peu d’anti-cléricalisme aussi, et c’est normal. Le Canada français a longtemps vécu sous la chape de plomb de la religion catholique. Cela ne veut pas dire que nous étions entièrement dominés par le clergé. De tout temps et de toutes époques, nous avons connu des couches importantes de notre société qui étaient fortement autonomes et critiques envers l’Église, son discours et ses institutions. Nos coureurs des bois étaient de véritables hommes libres et ils ont ouvert tout le continent sans se soucier des diktats et consignes de l’Église. L’élite patriote de 1837-38 était fortement anti-cléricale et portait un discours républicain inclusif envers les autres confessions religieuses. Mais l’Église catholique qui contrôlait le système d’éducation n’a pas beaucoup insisté sur la grandeur de ces prédécesseurs qui mériteraient d’être honorés davantage dans notre histoire nationale.
Tout ça pour dire que si on ne revient pas sur notre expérience historique particulière pour mieux comprendre le débat qui nous occupe sur la «Charte des valeurs», on tombe facilement dans un discours accusateur: les défenseurs de la Charte seraient des racistes, sinon des xénophobes… Tomber dans l’invective et dans l’insulte est faire preuve d’ignorance de notre parcours historique et politique en plus de faire preuve d’ethnocentrisme nord-américain: le reste du monde débat déjà de ces enjeux, y compris la Turquie qui interdit encore le port du voile dans la plupart de ses institutions. Cette interdiction est en recul dans le pays, mais pas au nom de principes démocratiques et libéraux, plutôt au nom de l’idéologie islamiste du parti au pouvoir, l’AKP. Alors, la Turquie est elle un pays islamophobe parce qu’elle a interdit pour la majeure partie de son ère moderne le port du voile pour toutes, professeures comme étudiantes? Poser la question c’est y répondre.
Chez nous, il faut comprendre que notre rapport à la religion teinte largement le débat. Les Québécois issus de la majorité canadienne-française entrevoient généralement la religion comme une limite à leur liberté. C’est pourquoi la décléricalisation de nos institutions et le déclin de la pratique religieuse au Québec dans les années 1960 sont perçus comme des conquêtes de «nouvelles libertés» pour les individus. Alors que dans le monde anglo-saxon, et particulièrement dans le monde anglo-américain, la liberté est historiquement reliée à la liberté de pratiquer sa religion, sans entrave de l’État. Les USA et dans une moindre mesure le Canada anglais se sont construits sur la base de ce rapport à la religion. C’est la liberté de pratiquer sa religion comme chacun l’entend qui fût le point de départ vers un élargissement des autres libertés individuelles. Chez nous au Québec, c’est l’inverse. C’est la libération des individus du poids de l’Église et du contrôle qu’elle exerçait sur les institutions qui a enclenché cette spirale vers plus de libertés individuelles…
Alors, cette mise en perspective aide-t-elle à recentrer le débat? Vous connaissez ma position sur la Charte des valeurs, puisque j’en ai parlé dans mes billets précédents. Je tenais simplement ici à ramener un peu de profondeur dans ce débat. À évacuer l’invective et la mauvaise foi qui le caractérise trop souvent et pas seulement dans les médias que l’on qualifie de populistes, mais aussi au sein du milieu universitaire, où l’on entend certains professeurs littéralement dérailler.
Se donner un peu de perspective ne nuit jamais.
Lire aussi ce billet fort bien articulé: http://www.leharfang.com/?p=412
Dans la même veine que mon billet, Noramand Baillargeon: http://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2013/09/18/on-respire-par-le-nez/
Juste pour remettre les pendules à l’heure:
« Cette déconfessionnalisation s’est faite progressivement, avec le concours du clergé catholique qui a alors accepté de se retirer au profit de l’État national moderne naissant, entre autres en retirant tout symbole religieux ostentatoire de son habillement! »
Le clergé catholique n’a pas retiré ses symboles religieux ostentatoires de son habillement à la demande de l’État québécois (lequel d’ailleurs n’a jamais passé de loi pour les interdire, sinon cette charte serait redondante), mais bien à cause du concile Vatican II.
Autrement dit, si le clergé catholique est devenu moins visible, ce n’est pas parce que le Québec en particulier se laïcisait, mais parce que le clergé catholique l’a décidé de lui-même sous le coup de l’évolution sociale.
Et pour ce qui est de la Turquie, l’exemple « suprême » de laïcité anti-musulmane, les gens ne connaissent vraiment pas l’histoire.
D’abord, en Turquie, la religion dominante (à plus de 98%) est l’Islam. Alors forcément, vouloir la neutralité de l’État face aux religions (la laïcité existe pour éviter que l’État favorise une croyance religieuse sur les autres), signifie ici interdire les signes religieux de la religion dominante (puisqu’aucune autre religion ne s’affiche vraiment dans de telles circonstances). De même qu’en 1850 (loi Falloux), la France a lutté contre les signes…catholiques. Autrement dit, on a affaire à l’interdiction des signes religieux de la religion de la majorité.
Ici, on cherche à interdire les signes des religions minoritaires.
Il a aussi inscrit dans la constitution que l’armée, sur laquelle il s’appuyait (étant lui-même un militaire) étant « garante » de la laïcité, il a permis à celle-ci d’intervenir régulièrement dans les affaires politiques (pas toujours pour des raisons honorables on s’en doute).
Ensuite, on oublie comment et pourquoi Kemal a introduit la « laïcité ». D’abord, il avait renversé avec l’armée le califat turc pour imposer son pouvoir. Il était donc en guerre avec le clergé.
Ensuite, il n’a pas interdit que les signes religieux, mais aussi les habits traditionnels turcs pour imposer les habits européens. Il a changé l’écriture pour imposer l’alphabet latin. Et bien d’autres choses encore. Le but n’était pas de faire de la Turquie un état laïc tant qu’un état européen.
De plus, outre le fait qu’il a imposé un régime dictatorial brutal et n’y est pas allé de main morte avec ses réformes de « modernisation » (Saddam Hussein s’est fortement inspiré de Kemal avec son régime laïc baasiste, les circonstances ont fait de Kemal un héros et de Hussein un monstre), il cherchait aussi à faire de la Turquie un véritable État-Nation à l’européenne (selon la vision qu’il en avait): Il a ainsi continuer à persécuter les Arméniens, a massacré les Kurdes et détruit leur état, à chasser les Grecs qui vivaient sur la côte depuis l’Antiquité, etc.
Autrement dit, la Turquie n’est vraiment pas un modèle à invoquer.
(En tout cas, sachant cela, je m’inquiéterais si j’étais autochtone d’entendre la Turquie présentée comme « modèle »)
Pour donner un cours plus léger à cette discussion historique, je vous invite à relire ce que Saint-Éxupéry a écrit dans le Petit Prince au sujet justement des « réformes » de Mustafa Kemal.
En gros : Un jour, un savant présente une conférence sur la découverte d’astéroïdes. Mais comme il portait le costume national de son pays (la Turquie), personne ne l’a pris au sérieux.
Quelques années plus tard, un dictateur prend le pouvoir et impose le veston-cravate à l’européenne et le même savant refait la même conférence devant le même auditoire. Cette fois tout le monde le considère comme un génie.
La morale ? Les « grandes personnes » s’attachent à des détails accessoires en ne voyant pas l’essentiel (lequel est « invisible pour les yeux » comme il le dira plus loin).
Vos précisions sont intéressantes, mais je tenais surtout à souligner ici avec l’exemple turc que d’interdire le port du voile n’est pas nécessairement islamophobe… En ce qui concerne le clergé québécois, la Commission Parent, présidée par un monseigneur, a tout de même recommandé un processus de laïcisation des institutions d’enseignement. Enfin, la mise en perspective que je souhaitais faire se situe surtout au niveau du rapport entretenu avec la religion. La majorité des Québécois considère celle-ci comme un frein à la liberté individuelle et c’est en s’en affranchissant que nous voyons notre liberté croître; alors que dans le monde anglo-saxon, c’est la liberté de religion qui fût la première des libertés…
Réplique de C-P Courtois à Charles Taylor:
http://www.ledevoir.com/politique/quebec/388866/replique-et-puis-apres-m-taylor