Mon billet précédent sur les différentes cultures politiques des groupes d’affinité nés durant la grève étudiante de 2012 et les syndicats a suscité beaucoup de réactions forts intéressantes sur la page Facebook des Profs contre la hausse (PCLH).
Mon propos n’était pas une matraque (1). Il avait pour but de recadrer la comparaison que proposait Philippe de Grosbois entre la culture des groupes d’affinité et celle du milieu de l’action syndicale.
Certains ont été offusqués que je qualifie leur engagement au sein des groupes affinitaires d’individualisme militant; ils n’ont pas aimé que je dise que ceci s’inscrivait dans la mouvance post-moderne d’un certain éclatement du débat public; que leur comportement démocratique était moins exigeant que ce qu’implique la solidarité collective au cœur du mode de fonctionnement et d’action d’un syndicat comme celui la FNEEQ-CSN.
Ce que je disais là, je le redis, mais il ne faut pas le voir comme une insulte, plutôt comme un constat. Il est plus facile d’adopter une structure de démocratie directe lorsque l’enjeu est limité et que toutes les personnes en délibération sont d’accord… À la limite, la démultiplication des groupes d’affinités pourrait être constante, au point de laisser miroiter que les syndicats retournent à la seule défense d’un contrat de travail, ce qui serait une catastrophe pour la gauche, mais une illustration supplémentaire de la «bureaucratie syndicale» qui traverse «les centrales»… aux dires de plusieurs adeptes de PCLH.
L’une des raisons de ma réponse à Philippe de Grosbois ne se situe donc pas tant dans son texte que dans le comportement de certains (ils se reconnaîtront peut-être) qui affirment par exemple: «nous [les PCLH], nous pratiquons un syndicalisme de combat» et eux (les fédérations, les centrales syndicales et les exécutifs locaux) «pratiquent un syndicalisme corporatiste»… D’abord, il faut préciser que les groupes d’affinités ne pratiquent pas le syndicalisme, mais plutôt de «nouvelles» formes de mobilisation comme l’action directe.
Mais au-delà de cette confusion, le problème de ce genre de discours est qu’il devient l’allié objectif du courant de droite qui existe aussi au sein des syndicats et qui se plaint sans cesse du montant des cotisations syndicales, qui considère le syndicat et les fédérations syndicales comme des clients… Avec de telles alliances, ultimement, c’est la logique du Right to work qui risque de l’emporter (2). Lorsque les militants de groupes d’affinités poussent à agir de plus en plus en marge des syndicats, ils contribuent à l’affaiblissement du syndicalisme. J’aimerais que leurs méthodes de réseautage et d’action puissent influencer positivement le syndicalisme (ce qu’elles font), pas l’affaiblir ou le discréditer (ce qu’elles peuvent faire).
Or, bien que forts efficaces pour certaines actions de mobilisation, je le redis, les groupes d’affinité ne remplacent en rien le nécessaire travail de fond mené par les syndicats pour renforcer le filet de sécurité sociale, instaurer des politiques égalitaristes et lutter contre la marchandisation des rapports humains. La vision globale et intégrée de la société, les syndicats l’ont, et ils cherchent aussi à l’appliquer (3). Mais leurs adversaires sont aussi puissants, bruyants et solidaires.
Ce que j’aimerais des PCLH, c’est que leur saine méfiance envers les exécutifs s’accompagne de davantage de confiance, d’écoute, de souci de prendre part au débat, en cherchant à construire démocratiquement le consensus du syndicat. C’est ainsi que leur présence au sein du mouvement syndical transformera et renforcera celui-ci en plus de favoriser l’atteinte de nos objectifs communs. Plutôt que de prendre ses distances des syndicats, une plus grande implication de leur part les conduirait à une meilleure compréhension de cette solidarité collective plus forte qu’exige l’action syndicale par rapport à l’implication au sein d’un groupe d’affinité.
Mais je pense aussi que ceux qui critiquent le syndicalisme bourgeois (je ne parle pas du rythme de vie des dirigeants de la FTQ-construction ici…) qui sévit au Québec entretiennent une vision caricaturale et tordue de la réalité syndicale que je connais. Ils devraient assister aux réunions du regroupement Cégep de la FNEEQ pour comprendre toute l’éthique démocratique qui la traverse dans son mode de fonctionnement, sa pratique et ses décisions (4).
Autre exemple, plusieurs sont actuellement fascinés par ce que le syndicat CORE a accompli dans la région de Chicago pour se renouveler et atteindre ses objectifs de défense d’une école publique de qualité. Or, CORE a réussi à décentraliser la structure syndicale d’origine qui était vraiment pyramidale, à se rapprocher de ses assemblées générales, à s’ouvrir aux revendications plus larges et aux milieux non-syndiqués ainsi qu’aux communautés non-desservies par leur unité d’accréditation syndicale. CORE a aussi posé des gestes de protestation audacieux, comme manifester dans des banques ou des concessionnaires de voitures de luxe qui profitaient des largesses de l’autorité politique pendant qu’on sous-finançait les services publics…
On pourrait dire que CORE a transformé le syndicalisme américain en se rapprochant de la culture politique de la FNEEQ et de son mode de fonctionnement. La structure de la FNEEQ n’est pas très éloignée de ce qui constitue ce qu’est devenu CORE en se décentralisant à Chicago, voire même de ce que pratique l’ASSÉ. On remarque en tout cas que cette exigence à l’égard de l’exécutif syndical qui fut au cœur de la CLASSE durant la grève, percole aujourd’hui au sein de la FNEEQ. J’entrevois cela comme une bonne nouvelle, mais il faudra toujours savoir doser, en période de fin de négociation particulièrement. Nos mandats devront donc être clairs, mais être davantage construits sur la base de principes politiques forts que de propositions ultra-précises qui empêchent la véritable négociation.
Je conçois donc que le champ d’action spécifique des groupes affinitaires se situe dans une forme nouvelle de communication et d’action militante. Cette forme m’apparaît fondamentale pour gagner nos prochaines luttes. Elle est efficace, transparente, en phase avec notre époque. Elle facilite la possibilité d’agir dans l’illégalité lorsque l’État dérape et cherche par tous les moyens à briser un mouvement social, comme ce fut le cas en 2012. Les groupes d’affinité seront donc de plus en plus utiles à mesure que la lutte deviendra musclée entre le gouvernement et le Conseil du Trésor dans la négociation qui s’amorce. Ils font partie du rapport de force que les syndicats doivent se construire. Mais c’est par le débat en assemblée générale que les priorités seront définies, puis adoptées.
C’est en cela que les groupes d’affinités demeurent fondés sur des solidarités de circonstances. Ils ne nécessitent pas la même éthique démocratique que l’activité syndicale.
La liberté des Anciens et celle des Modernes
Lorsque je parle d’éthique démocratique, il est peut-être vrai comme me le disait Philippe de Grosbois dans sa réponse à mon billet, que je traite la question de la solidarité au niveau moral… J’entretiens il est vrai de la sympathie pour le courant de l’humanisme républicain, que l’on pourrait relier à «la liberté des Anciens» pour parler comme Benjamin Constant, c’est-à-dire à cette conception de la liberté qui suggère une participation aux affaires de la cité, la prise de décision par la délibération collective et l’acceptation du résultat de cette délibération.
Je comprends très bien que plusieurs se sentent plus libres d’agir hors de l’instance syndicale. Je suis d’accord, vous êtes plus libres, selon le sens que les modernes entretiennent de la liberté, c’est-à-dire là où le pouvoir politique ne nous atteint pas. Là où notre responsabilité est individualisée. Il y a donc cette première idée que je voulais faire ressortir: deux conceptions de la liberté sont en jeu ici, celle des Anciens et celle des Modernes. Et la première implique un débat public plus vaste, plus conflictuel, une volonté d’en arriver à un consensus rassembleur, une acceptation des décisions prises par l’assemblée, ainsi qu’une compréhension juste du rythme nécessaire pour amener ses membres à envisager des gestes plus radicaux, comme celui de rompre avec l’ordre légal.
Car il faut se rappeler que ce sont les exécutifs locaux touchés par la grève qui ont dû convaincre les autres syndicats de la FNEEQ et l’exécutif central de la CSN de recourir au fonds de défense des travailleurs pour soutenir les syndicats qui refuseraient d’enseigner advenant le cas de la poursuite de la grève par les étudiants dans le contexte de la reprise des cours exigée par la loi spéciale. Cette situation nous plaçait en grève illégale. La longueur du débat et la nécessité de convaincre les différentes couches de la CSN nous ramènent ici à cette solidarité collective exigeante que j’évoque depuis le début de ma critique des PCLH…
Critiquer l’action syndicale, mais l’investir
Bien sûr que les syndicats ne sont pas exempts de critiques dans le bilan à faire de cette grande grève et dans tout ce nécessaire renouvellement du syndicalisme et de la gauche. Par exemple, lorsqu’on fait l’analyse de cette grève historique, on peut dire que les exécutifs des grandes centrales syndicales ont manqué de leadership et auraient dû appeler plus vite à défier la loi spéciale adoptée par le gouvernement Charest: de nombreux juristes la condamnait alors, c’était aussi le cas du Barreau du Québec, d’Amnistie internationale et de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Les citoyens ordinaires la défiaient chaque soir ! Les grandes centrales syndicales ont alors raté une occasion de frapper un grand coup pour fragiliser la gouverne libérale. Leur réflexe aura été de respecter les institutions, alors que celles-ci étaient détournées par un parti corrompu et autoritaire. Or, s’il faut critiquer les mauvais réflexes du syndicalisme institutionnel, il faut aussi l’investir pour le rendre plus audacieux (comme ce fut le cas pour CORE).
Aujourd’hui, la CSN s’implique tout-de-même dans le recours pour invalider le règlement P-6 de la ville de Montréal. Et il faudra sans doute la pousser à faire plus dans ce domaine…
On comprend que je reconnais qu’il fallait désobéir aux injonctions et à la loi spéciale. Et ce sont justement les groupes d’affinité qui permettent d’agir plus vite et dans l’illégalité lorsque c’est nécessaire. Je les remercie d’avoir agis si rapidement, ce qu’un syndicat pouvait plus difficilement faire, parce qu’il devait d’abord s’assurer qu’une telle défiance face aux tribunaux et aux lois soit validée par une décision prise en AG. J’admire ceux qui ont osé affronter les forces policières lors de la grève, j’ai moi-même eu peur de cette police brutale et impolie à plusieurs reprises durant ce long printemps et j’ai souvent désobéi dans la joie immense des casseroles.
Mais ceux qui critiquent le manque de leadership des syndicats dans cette grève sont souvent les mêmes qui blâment les exécutifs de prendre des libertés par rapport aux assemblées générales… Ou qui excusaient la lenteur de la prise de position contre la violence de la CLASSE lors du conflit étudiant de 2012… Ils sont aussi nombreux à snober les AG.
Les comités exécutifs des syndicats bougent en fonction de la mobilisation de leurs membres. C’est vrai du syndicat local jusqu’à la centrale en passant par les instances intermédiaires. La démocratie syndicale est vivante. Il suffit de la secouer, de la stimuler et de l’investir pour en prendre conscience. C’est dur, exigeant, mais c’est d’même qu’on avance!
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(1) Le titre de ce billet fait référence au journal publié par les Profs contre la hausse durant la grève étudiante de 2012. Journal, il faut peut-être le rappeler, qui a grandement été financé et distribué par la FNEEQ… Je m’excuse car ce texte est peut-être par son propos trop réservé à des initiés de cette grève…
(2) Les lois Right to work sont des lois anti-syndicales qui existent dans plusieurs États américains. La saga la plus connue de cette «guerre contre les syndicats» a lieu au Wisconsin depuis quelques années. Il faudrait tisser des liens ici avec la logique du «droit à l’éducation» défendue par le gouvernement Charest durant la grève, en quelque sorte reconnue par les tribunaux lors des injonctions, selon la logique de l’utilisateur-payeur… Même chose pour ceux qui parlent du «droit de circuler» pour restreindre encore le droit de manifester…
(3) Je note que mon propos est ici limité aux différentes couches du secteur de l’enseignement supérieur fédéré au sein de la CSN… Ces temps-ci, je ne marcherais pas dans la rue avec les gens de la FTQ-construction… Au sein de la FNEEQ, le processus décisionnel est fortement décentralisé et inclut la dynamique propre à chaque regroupement.
(4) Voir à ce sujet la vidéo ici-jointe qui illustre comment on cherche à améliorer nos conditions salariales en arrimant cet objectif à la défense d’un projet social égalitaire et moins destructeur de notre environnement.