J’ai commencé ma contribution au Voir avec un billet qui traitait du «lieu de l’homme», c’est-à-dire selon l’expression consacrée par Fernand Dumont, de la culture comme caractéristique propre à distinguer l’être humain des autres animaux.
J’aimerais aujourd’hui poursuivre la discussion entre voisins autour de l’influence (que je juge néfaste) de la «culture des écrans» qui semble encouragée par l’émergence des médias sociaux et qui sont au cœur de la «nouvelle culture numérique», à défaut de trouver une expression adéquate pour définir les multiples réseaux, commerciaux ou parallèles, qui pullulent sur internet et posent littéralement un écran devant les rapports humains directs, simples, sans apparats ni intermédiaires…
Comme si le fait que l’on passe de plus en plus de temps devant un écran, en toutes circonstances (entre amis, à l’école, au travail, dans nos loisirs, etc.) pouvait conduire à un appauvrissement de nos rapports humains et ultimement, affaiblir le lien social, donc fragiliser les conditions nécessaires à l’exercice de la démocratie. Car la démocratie exige que l’on ressente au minimum que l’Autre mérite considération, qu’il est mon égal et qu’il participe avec moi et les autres, à orienter le futur de notre société. Nous n’en sommes pas encore à la société totalement atomisée qu’envisageaient les sociologues inquiets de mes années universitaires, mais nous pouvons quelquefois nous imaginer que nous y touchons!
Il devient en effet de plus en plus difficile pour un professeur comme moi de considérer que mes étudiants partagent plusieurs références communes. Poussée à l’extrême, cette situation pourrait nous faire croire qu’enfermés qu’ils sont dans leurs réseaux sociaux, les membres de cette nouvelle génération ne semblent être informés que de ce que leurs amis aiment. Or, difficile d’envisager une délibération collective et une décision conséquente à ce débat si nous ne partageons plus ce que les sociologues Gary Caldwell et Julien Harvey appelaient une «culture publique commune». L’indifférence et le repli sur soi sont les premières conditions du déclin de la démocratie et de l’émergence du despotisme selon Tocqueville, que je fais lire à mes étudiants.
Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile d’exiger de mes étudiants une lecture complexe. La culture des écrans, combinée à des stratégies pédagogiques douteuses, auraient fragilisé les capacités de lecture des nouvelles générations. En effet, à force de lire sur le web, on dirait que certains jeunes lisent en diagonale, en photographiant le texte des yeux plutôt qu’en lisant dûment les mots un à un, syllabes par syllabes. Ceci conduit à des erreurs de compréhension parfois graves, sinon à une compréhension superficielle, tronquée par une attention toujours détournée par le «multitask» ou le réflexe d’une lecture en diagonale qui fatigue l’œil en plus d’établir un rapport plus ténu entre l’utilisateur et l’objet.
Je crois sincèrement qu’il nous faut commencer le combat pour diminuer le temps-écran de nos enfants! M. le ministre de l’éducation du Québec croit qu’aucun enfant ne mourra si on ne renouvelle pas la collection des bibliothèques scolaires et une de ses priorités est d’implanter les tableaux blancs numériques dans les classes (fournis par un ami du régime libéral). Mais il néglige ou ne sait pas qu’il n’y a pas de culture ni de civilisation possible si on ne développe pas la lecture. M. le ministre et son gouvernement préfèrent augmenter le temps-écran de notre jeunesse avec tout ce que cela occasionne.
J’ai pourtant la conviction que les multiples écrans (télé, téléphones, tablettes, ordis, tableaux blancs numériques, etc.), outre leurs bénéfices certains, fragilisent le niveau d’attention et les capacités de concentration de ceux qui les utilisent. Et à terme, ce ne sont pas que les capacités de lecture qui s’en trouvent affectées, mais notre possibilité d’envisager une société démocratique et ouverte.
Mais peut-être que notre élite au pouvoir préfère justement cela, des citoyens éparpillés, qui n’entrent en relation que par l’entremise des écrans, là où la solidarité se limite à des manifestations du type Ice bocket challenge !
Un homme sans lieu. Sans culture partagée. Seulement diverti par les vies qu’il voit défiler dans son écran, y compris la sienne. Voilà ce contre quoi il nous faut aussi lutter. Réenraciner l’homme dans son lieu fondamental, celui de la culture. Voilà ce que devrait favoriser un ministre de l’éducation.
(Soupirs).
Dans la même lignée, ce matin dans Le Devoir:
http://www.ledevoir.com/societe/education/417369/la-nuit