(Il est préférable de lire ce premier bilan avant de plonger dans celui-ci)
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Le Nicaragua est un des pays les plus dotés en eau douce en Amérique centrale. Et pourtant, dans le campo du Miraflor, au Nord d’Esteli, l’eau est rare, elle ruisselle dans de petits rios aux niveaux changeants, mais surtout grâce à la pluie, récoltée par un système rafistolé de gouttières et de tuyaux menant à de grands réservoirs ou puits où chaque jour, les femmes doivent remplir de lourdes chaudières pour cuisiner, laver, arroser le jardin, vivre le dur labeur du campo nicaraguayen.
Diacachimba, trabajando de sol a sol
C’est un slogan que l’on retrouve sur les casquettes et T-shirts du pays… C’est vrai pour les femmes, qui font tout dans ce pays, et qui furent au cœur de la révolution sandiniste avec l’établissement de coopératives féminines encore actives en 2015. Bien que la structure fondamentale du pouvoir et de l’argent soit encore au désavantage des femmes, elles occupent une grande place dans l’organisation informelle de la société nicaraguayenne.
Lucia est une leader naturelle de sa communauté. Sa forme physique, son parcours de courage et de résilience sous la terreur des Contras comme dans le dur quotidien d’une finca du campo font d’elle une femme que l’on écoute et que l’on observe en cherchant à se conformer à son exemple de vie. Sa droiture morale repose sur un «socialisme appliqué» : elle ne prend de décisions ou ne prodigue des conseils qu’au nom du bien commun et de l’équilibre de la communauté. Son voisin m’a dit à plusieurs reprises qu’il fallait que quelqu’un de la famille de Rogelio et Lucia soit responsable du suivi du projet de coopération internationale pour lequel j’étais responsable, car ce sont de vrais socialistes m’a-t-il dit! Ils ne pensent jamais à leur intérêt personnel strict, mais toujours à la communauté.
Chaque matin, Justito, le petit frère de Lucia, qui porte une casquette I love Jesus, part accompagné d’un autre homme avec des bidons chargés sur un cheval aux côtes apparentes pour revenir plus tard les bidons bien remplis d’eau… En échange, Lucia leur prépare le café du matin accompagné de galietas, puis l’almuerzo.
Pour aider Lucia dans ses travaux, il y a aussi Jackson, un être hors-norme, un peu comme le fou du village dans l’imaginaire québécois. Jackson est fort, travaillant, il a environ 5 ans d’âge mental (Marianne ma dernière qui a 4 ans dit qu’elle est sa grande sœur!), mais il est très chaleureux et moqueur avec les enfants. Le jour, lorsqu’il travaille dans la plantation de Lucia dans la montagne qui surplombe le chemin de Sontule, j’entends Jackson me miauler ou m’imiter les jappements d’un chien… Ou alors, c’est sa radio accrochée à son cou, qui m’annonce sa présence en ces lieux aux reliefs incessants.
L’histoire de Jackson est un peu triste. Enfant d’une mère handicapée, Jackson a été battu par son frère avant d’être récolté par Lucia et Rogelio. Depuis, il s’est sorti de son mutisme, il parle (il est difficile à comprendre, mais il nous interpelle avec assurance : «Hey! Chico!»), il rit, il fume en cachette, et il est devenu une véritable ressource pour la communauté. Partout et en toutes circonstances, on le réquisitionne pour sa force, son travail de la terre, c’est lui qui torréfie le café, qui accomplit diverses tâches pénibles ou périlleuses, comme poser une antenne sur le toit de tôle bringuebalant de la maison ou veiller les morts jusqu’à ce que les funérailles aient lieu…
Je repense à la communauté de Sontule et c’est à cet esprit général de recherche du bien commun que je m’accroche. Le discours écolo, ici comme ailleurs, est souvent plaqué lorsqu’il proclame que la naturalesa doit être préservée et lorsqu’on remarque que les Nicaraguayens jettent leurs déchets au détour du prochain barbelées ou par la fenêtre de leur pick-up… Mais la capacité de tenir compte des ressources disponibles, de les partager et de les préserver de façon à ce que tous, aujourd’hui comme demain, puissent en profiter, ça – le véritable développement durable – eh bien la communauté de Sontule l’applique au quotidien.
Rien ne se perd. On récupère tout. Tout. Ce qu’on jette, les cochons le mangent. Et à Noël, on mangera le cochon engraissé. Les gens là-bas pratiquent aussi une agriculture bio, où on maximise les ressources locales : pierres concassées, fumier, chaux, cendre de carcasses de bêtes abattues, etc. pour fabriquer des engrais naturels sans dépendre des grandes firmes internationales. L’organisme SUCO auquel nous nous sommes greffés pour le projet a développé là-bas un diplôme technique – un programme appelé PROGA, reconnu par le ministère de l’éducation nationale – en agriculture pour que la relève soit en mesure de diversifier et de commercialiser leur production agricole biologique.
Ailleurs au pays, cet esprit d’un mode de vie respectueux des gens et de la nature est moins évident. Sans doute parce qu’après mon séjour à Sontule, j’ai davantage visité des lieux touristiques. Là, le contact avec l’étranger est plus mercantile. Les prix sont négociés en US dollars et les discussions deviennent plus superficielles. Mais il y a un autre endroit où j’ai constaté que la relation à l’Autre et l’utilisation des ressources de manière à ne pas les épuiser étaient de véritables priorités, c’est dans la région du rio Papaturo, un fleuve aux eaux brunes qui serpente les régions tropicales du sud du pays, à la lisière du Costa Rica. Là-bas, Armando et Aïleen tiennent une cabanas qu’ils louent pour faire visiter la faune et la flore de leur coin de pays fabuleux dans lequel foisonnent les singes, les tortues caïmans, les toucans, les grenouilles de toutes sortes, les basilicos (el Cristo Rey : le reptile qui marche sur les eaux!), les caïmans de la taille d’un crocodile, etc.
Leurs tours en bateau et à pied dans la selva sont forts intéressants et Armando, sa femme Aïleen ou leur cuisinière et aide de camp Nidia, sont là pour vous en faire profiter au maximum. Attentionné et silencieux, Armando est une légende dans la région. Il explore et inventorie son milieu depuis des décennies. Les facultés de science d’universités du monde entier viennent profiter de son savoir acquis sur le terrain luxuriant, chaud et humide du rio Papaturo.
Si Armando est le savant-sage-aventurier (un genre d’Indiana Jones qui vit dans son trésor), Aïleen est la professeure, la pédagogue, la communicatrice du couple. Et Nidia, qui nous a aussi accompagnés pour notre rando dans la selva, est l’une des meilleures cuisinières du pays!
Le Nicaragua est un pays riche de sa nature et de ses gens. J’ai été saisi par sa beauté et sa chaleur. Celle de ses gens est réconfortante, celle du climat est accablante. Et puisqu’il est question d’eau dans ce billet, autant dire que la portion surf de ce voyage n’a pas trouvé son équilibre… J’ai trouvé les vagues trop faciles à Playa Maderas et trop puissantes pour moi à Popoyo. Là, je me suis fait rosser par la puissance des vagues que j’ai pu surfer tant bien que mal, malgré mes peurs et un terrain parsemé de récifs pierreux. Je suis encore un simple surfer montréalais faut croire. Pas d’calib’ pour les tubes de Popoyo…
De retour à Montréal justement, je pense à Armando, cet être de peu de mots, qui m’a dit lorsqu’on jasait politique, qu’au Nicaragua en cette matière, «le plomb flotte et les plumes coulent»… Bien conscient du populisme de gauche qui habille le président de son pays, il doute fort que celui-ci travaille vraiment pour le peuple. Armando juge sévèrement le Daniel Ortega de 2015, plus enclin à s’enrichir et à jouer au président plutôt qu’à exercer le pouvoir sérieusement.
Longtemps déchiré par la guerre et par des interventions étrangères dans sa politique intérieure, le pays est dirigé par un Daniel Ortega hier révolutionnaire ambitieux, aujourd’hui leader «socialiste» de type autoritaire et intéressé… Son discours a de forts relents du Chavisme (Hugo Chavez, ex-président du Venezuela, figure phare de la révolution bolivarienne du début des années 2000) et du castrisme (Cuba). Ajoutez-y une forte dose de religiosité et vous avez les ingrédients de cette nouvelle théologie de la libération. La rhétorique anti-américaine demeure virulente dans le discours politique, même si on sait sans doute à Washington que le Ortega de 2015 n’est plus une menace du même type pour «l’intérêt national des USA» qu’à l’époque de la guerre froide…
En matière de doctrine (politique ou religieuse), Armando n’a pas de credo. Il n’a pas d’attaches, sinon celle de ses proches et du bassin versant de son fleuve. Mais sa sagesse à lui, sa lucidité et son cynisme politique n’enlèvent rien à la sagesse révolutionnaire et enthousiaste de Lucia et Rogelio, mes socialistes praticiens de Sontule. Rogelio, homme au cœur pur et à l’idéal authentique, m’a d’ailleurs répété à plusieurs reprises qu’il en veut seulement au gouvernement des États-Unis d’Amérique d’avoir écrasé l’élan révolutionnaire de son pays. Il n’en veut pas au peuple américain : «El pueblo es mi hermano» (le peuple est mon frère) disait-il sagement.
Saluts à vous, gens du pays du Nicaragua. Je vous aurai dans la mémoire longtemps.
Le récit d’un voyageur à l’écoute.
Magnifique