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Le masochisme du lecteur nomade

Je suis dans les boîtes. Plutôt, mes livres le sont. Troisième déménagement en un an. Je dis mes livres parce que ce sont mes seuls objets qui comptent réellement, et parce qu’ils causent le plus de tort à mes mouvements, outre mon canapé et certains de mes meubles, desquels je me débarrasserai avec une plus grande aise que mes bouquins.

Le lecteur nomade est forcément masochiste. Surtout qu’il m’arrive de lire des livres sur la liberté de mouvement. Mais en les possédant, il m’est impossible de vivre les préceptes qu’on peut retrouver dans On The Road, Siddhartha, Zen and The Art of Motorcycle Maintenance, ou bien même l’Alchimiste (ce dernier étant devenu tellement conventionnel qu’il m’est difficile de faire ma propre évaluation du récit et de la philosophie qui en découle). Parce que je possède des livres sur le voyage, le voyage m’est devenu difficile.

Je pourrai foncer dans la modernité, comme j’essaie de le faire de toute façon avec mes téléphones intelligents et mes multiples comptes sur les différentes plateformes sociales, mais je suis incapable de m’acheter un Kobo ou encore un E-Reader. L’idée d’empiler des bibliothèques entières dans une puce, ou même dans un nuage, contraste avec ma notion romantique (et littéralement pesante) de la consommation littéraire. Suis-je fétichiste? Suis-je simplement collectionneur? Il s’agirait de dizaines de boîtes de moins à transporter si seulement je me dissociais définitivement de la version papier de toutes ces oeuvres écrites. Et pourtant.

Mes récentes semaines sont composées d’angoisses pratiques qui trouvent difficilement racine dans ma lecture quotidienne. J’aimerais toutefois vous partager mes dernières lectures marquantes en trois temps.

La coïncidence: tandis que je divaguais par texto sur la médiocrité d’un certain milieu culturel, une amie me renvoie ce message, citant Ernest Hello: « L’homme médiocre peut avoir du talent mais l’intuition lui est interdite. Il n’a pas la seconde vue, il ne l’aura jamais ». En pleine lecture de Bis, ou la politesse du débutant, de C.S Roy, je tombe sur la citation de ce passage d’Hello quelques minutes après avoir reçu la citation par texto. La coïncidence est particulièrement frappante, d’autant plus que ce livre me rappelle mon propre parcours (de petit garçon marginal à critique de cinéma), comme le font, j’imagine, beaucoup trop de récits. D’ailleurs, je le recommande. C’est un peu comme du Houellebecq, mais sympathique.

La fascination: En préparation pour l’avant-dernier épisode de mon émission sur le cinéma, je commence à faire de la recherche sur le film Le repenti de Merzak Allouache, puisque mon collègue Daniel Racine doit m’en faire la critique pendant l’émission. En Algérie, à la suite de la décennie noire causée par les violences extrêmes des djihadistes, le gouvernement décide d’accorder une sorte de pardon systématique, réintégrant (de façon un peu maladroite) les Repentis dans la société algérienne. Ça m’a immédiatement fasciné: quand une société vit un moment tellement tragique et dramatique (comme une guerre civile ou un génocide), parfois, elle ne peut qu’accorder un pardon aux tortionnaires puisque la punition systématique entraînerait un cycle de vengeance infini.

Cela m’a entraîné vers la lecture de Between Vengeance and Forgiveness de Martha Minow, qui retrace les initiatives imparfaites et parfois louables de sociétés voulant guérir après des événements dramatiques comme l’Apartheid, la guerre ou le génocide. Fascinant: la blessure est si vite faite, mais la cicatrisation n’est jamais tout à fait parfaite.

L’inspiration: J’ai découvert un nouvel intérêt pour le stand-up (je me chercherais donc des salles montréalaises pour essayer de faire rire) et j’ai débuté la collection de pensées de Raymond Devos, Rêvons de mots. Je vous laisse sur cette citation:

« Dire un texte en public, c’est comme lâcher un trapèze pour en attraper un autre. Sauf qu’on ne se tue pas si on rate un bon mot. On se contente d’une chute infinie dans le vide. »