Fine pluie sur soleil couchant.
À l’espace Lafontaine, restaurant aux allures branchées situé au milieu du célèbre parc montréalais, un 5 à 7 crée un certain vacarme à l’entrée du bâtiment. Plus loin, vers le fond du restaurant, une dizaine, peut-être une quinzaine de chaises sont placées devant une petite scène, humble. Le bruit des fêtards se rend, avec un certain écho, jusqu’à nos oreilles. Un géant s’assoit, son thé placé sur la table à côté de lui, et lit des passages de son roman au micro.
D’autres auteurs, plus susceptibles, moins surs d’eux-mêmes, plus capricieux, auraient pu mettre fin rapidement au projet de lecture à cause des conditions. Public réduit, vacarme ambiant… Dany Laferrière s’assoit, nomme le titre de son récit L’énigme du retour et débute sa lecture dans le cadre d’une série d’événements initiés par le groupe « Les lecteurs du parc Baldwin ». J’ai du mal à croire ce qui m’arrive. Nous sommes une quinzaine à boire ses paroles que nous avons tous précédemment lues. Pour moi, entendre Dany Laferrière lire L’énigme du retour, c’est l’équivalent d’avoir Philip Roth à deux mètres de ma personne pour la lecture d’American Pastoral, ou bien d’entendre George Orwell réciter 1984 sur la place publique. C’est grand.
Ici, nos géants cohabitent avec nous dans la plus grande tranquillité. Sans vouloir faire trop de name-drop, j’ai déjà aidé Richard Desjardins à rentrer un meuble quelconque dans sa voiture. J’étais dans la maison d’un ami, à Rouyn-Noranda, et le chanteur country rebelle est entré pour demander de l’aide. Moment surréaliste parce qu’excessivement simple : ceux qui créent ce que notre culture a de plus beau sont assis juste là, deux tables plus loin, au café du coin. Portrait capté sur le vif.
Mon ami Youssef et moi sommes un peu des groupies de l’auteur d’origine haïtienne : on est allé le voir ensemble au Salon du livre à Montréal, j’ai filmé une capsule dans laquelle mon ami m’explique l’importance de l’art presque perdu de ne rien faire et c’est Youssef qui m’a invité à cette lecture publique. Dany Laferrière comme leitmotiv amical.
La petitesse du milieu médiatique québécois fait en sorte que, comme le dit si bien Marc-André Grondin lors d’une entrevue aux Francs-Tireurs, on peut apercevoir la plus grande vedette québécoise vider ses poubelles à côté de chez nous le lendemain d’un gala qu’elle anime. Pour les vedettes adulées, c’est peut-être sympathique de les humaniser. Mais lorsque ça vient à ceux qu’on érige en boucs émissaires du ridicule, l’incapacité de vivre du divertissement qu’ils génèrent me désole un peu. Aux États-Unis, certains dindons de la farce comme William Shatner, Chuck Norris, Antoine Dodson et Tommy Wiseau (au Canada celui-ci) sont capables de vivre du fait qu’ils sont sujets du ridicule du public. C’est un équilibre sympathique : on rit de ta gueule, mais il te reste un filet financier. Tu vis de notre moquerie.
Ici, quand on se moque de quelqu’un, on se moque de quelqu’un, c’est tout. Normand L’Amour peut bien parler de Jésus de manière décousue devant un public enthousiaste d’ironie aux dix ans de Total Crap, mais je ne crois pas qu’il en vive. Je suis assez certain que Guylaine Gagnon ne monétise pas complètement sa présente notoriété sur Internet. Mario Benjamin, dont on se moque collectivement (contrairement à ce qu’il croit) ne croule pas sous les webdollars. Ce que je veux dire, c’est que bien que président puisse être un titre honorifique sans grande retombée économique, Trou-de-cul a très peu d’honneur, sinon de canaliser notre besoin collectif de nous moquer de nous-mêmes, via un tiers parti qui se dandine sur la place publique. Et ce sans sous.
Je divague. Mais je trouve ça étrange de vivre dans une ville qui permet de toucher Dany Laferrière et Guylaine Gagnon dans la même semaine, à peu près sans aucun intermédiaire. Nous vivons parmi les géants et les clowns.