BloguesHannibal Lecteur

La porte fermée

Winston et sa copine assis dans un parc, dans 1984, constatant qu’ils se sont fondamentalement trahis à cause de Big Brother. Nelly Arcan qui joue avec un foetus dans sa cuisine, se questionnant sur la réaction de sa mère si elle était là. Une Rwandaise qui, par fin d’espoir, s’allonge en étoile sur le sol, attendant avec résignation le viol, la mort, l’humiliation, la fin dans ce roman de Courtemanche. La littérature est composée d’images, de scénettes qui s’intègrent à tout jamais à mon imaginaire, et font désormais partie de qui je suis. Elles s’intègrent comme un souvenir précis qui m’appartient.

Parmi ces images, celle de Dany Laferrière à New York (je crois), une mallette à la main (j’ai l’impression) devant la porte de la chambre d’hôtel de son père. Le fils exilé cogne. Le père exilé respire, mais la porte reste impitoyablement fermée (ça j’en suis certain). Avoir l’impression d’être ce fils, de savoir que plus que la distance que nous traversons ou les filles que nous aimons (mais surtout celles qui nous aiment), c’est la rupture avec le père qui fait d’un garçon un homme. Cette image récurrente dans les multiples livres de Laferrière, elle est avec moi, je la traîne en moi, et je l’aurai en tête lorsque je cognerai à mon tour face à cette même porte, sachant très bien qu’elle restera fermée.

Parfois j’ai l’impression de faire face à des montagnes tandis qu’il ne s’agit que d’un caillou dans mon soulier. Je suis la princesse incapable de dormir sur ses multiples matelas à cause d’un poids situé tout en bas. Encore une fois, une image symbolique issue de la littérature, capable dans sa spécificité particulière d’illustrer une vérité universelle.

Je porte encore les vergetures psychologiques de ma dernière décennie d’évolution. Le bébé gâté que j’étais a du tranquillement, mais difficilement se transformer en homme, animal social: non, ce n’est pas comme ça qu’on parle aux gens, non, tu ne peux pas faire ça en société, non, tu n’essaies pas de séduire les presque copines de tes amis. Grandir à gros coups d’évidence des autres. Croissance perpétuelle et mal de dos.

Comme je l’ai confessé publiquement, le non-renouvellement de mon émission de télé à TFO m’avait particulièrement frappé: en plein déménagement, et renaissance administrative québécoise, et quête de piges (succès!), j’ai connu une période un peu creuse au début de cet été pluvieux. Mais dans les trois dernières semaines, j’ai dévoré Le camp des justes, de Gil Courtemanche, et Petit manuel de travail autonome de Judith Lussier et Martine Letarte, qui déborde de sagesses utiles et d’évidences grossières, et en ce moment je termine le bouquin de Sarah-Maude Beauchesne, Les je-sais-pas-pantoute: cette boulimie littéraire indique selon  moi un retour à la normale. Je recommence à lire, je recommence donc à vivre.

Sarah-Maude Beauchesne. Photo prise par Joseph Elfassi

Quelques mots sur Beauchesne: C’est un roman que j’imagine autobiographique à propos d’une fille amoureuse et sensuelle qui s’adresse surtout, je crois, à ses amis, quand cette nouvelle auteure dotée d’une voix bien originale pourrait s’adresser à un public beaucoup plus large. Qui sait, elle ne le désire peut-être pas. C’est le règne de la beauté insouciante d’une jeunesse pleine de confiance et de désirs. Déjà hâte de lire son deuxième, cela nous donnera un meilleur indice de sa trajectoire littéraire. Je dirai qu’elle est à surveiller (j’suis rendu là, moi, j’indique les auteurs à surveiller!)