BloguesHannibal Lecteur

Le choc

Montréal est un immense sauna. Métro Snowdon, fin de semaine, en après-midi. Je suis assis sur un banc orange et je réfléchis. D’ordinaire, je serai en train de lire un livre, en l’occurrence Rework cette semaine, un petit guide d’entrepreneuriat moderne. Une dame s’assoit à mes côtés, et me suggère « Réveillez-vous », le pamphlet religieux des témoins de Jehova. « Non merci », lui dis-je. « Vous savez, c’est bien de lire parfois, ça libère l’esprit », m’instruit-elle.

« Oh, je lis, ça va » lui répondis-je, m’arrêtant là, peut-être par parasse due à la chaleur, peut-être par souci de pacifisme, peut-être parce que j’étais en train de penser à autre chose et j’aime bien compléter mes pensées.

C’est vrai, la lecture ça libère l’esprit. C’est aussi vrai que ceux qui ne lisent qu’un seul livre essaient souvent de contrôler ceux qui n’en lisent pas, et de taire ceux qui en lisent beaucoup. Je lis, madame, mais je suis certain que vous n’approuveriez pas de James Baldwin, cet auteur américain qui avait le malheur d’être à la fois Noir et homosexuel dans une société qui n’acceptait ni l’un, ni l’autre. Vous ne seriez probablement pas en accord avec mes lectures de Michel Onfray : bien que son procès de Freud ne risque pas de vous irriter, son Traité d’athéologie le place très certainement dans votre liste noire d’auteurs maudits.

Est-ce que ça vous dérange que je lise autant de Philip Roth? Bien qu’il soit juif et américain, c’est un maître incontesté du profane et du sublime. Et savez-vous que j’ai aussi des Salman Rushdie dans ma bibliothèque? Celui-là même qui a inspiré une fatwa et qui a du se cacher pendant près d’une décennie à cause de ses écrits considérés comme une insulte au Prophète. Non, pas nécessairement votre prophète, mais les religions ont ceci en commun que lorsqu’elles ne sont pas en train de s’entre-tuer, elles s’entendent très bien sur la nécessité du dogme.

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Lecture recommandée cette semaine, non pas comme réponse ultime à tous nos problèmes, mais seulement comme possibles lunettes pour regarder le monde : The Shock Doctrine, de Naomi Klein. La prémisse : après chaque catastrophe (humaine ou naturelle), les autorités financières et politiques arriveront premier sur le terrain pour mettre en place un système néo-libéral duquel ils profiteront. Dans certains cas, la mise en place est associée directement à la catastrophe (la guerre en Irak), dans d’autres, c’est une forme d’opportunisme qui permet d’instaurer des institutions privées là où il y avait des institutions publiques (Katrina).

Je ne m’affirme pas ici comme expert économique, politique ou scientifique. Je ne sais pas ce qui aurait pu prévenir la catastrophe de Lac-Mégantic. Je ne prétends pas non plus prédire les intentions, bienveillantes ou non, de nos élites. Mais on entend déjà dans l’air des projets de changement, des promesses de pipeline, et je me dis qu’il faut user de précaution et de scepticisme quant aux projets prétendument efficaces et bénéfiques de nos élites, qui parfois ne profitent qu’à eux-mêmes.

Mon constat, depuis longtemps, c’est que le Québec n’est plus (ou n’a jamais été), un peuple d’irréductibles gaulois à l’abri des grandes tendances mondiales (ou de ses catastrophes). Il faut surveiller nos élites, et ne pas les traiter comme des incompétents sympathiques et bienveillants avec lesquels on peut s’identifier (c’était selon moi toute la stratégie de communication de la présidence dévastatrice de George W. Bush). Nous avons affaire à des grands enjeux, permettant, comme on l’a vu, la corruption, le crime et la malhonnêteté.

Notre premier instinct est humain, celui de pleurer nos morts. Mais ne fermons pas les yeux trop longtemps. Il se peut que le paysage reconstruit lorsque nous les rouvrons ne ressemble aucunement à celui que nous attendions ou celui qu’on nous avait promis.