Nous sommes tous capables et coupables de médiocrité. Parfois, nous en sommes conscients pendant que nous la produisons : un certain sentiment de devoir nous appelle à compléter l’œuvre qu’on saura médiocre, une certaine gêne nous amènera à tenter de cacher la chose sous le tapis. Ça, c’est si votre nom n’est pas Tommy Wiseau.
Tommy Wiseau, c’est le scénariste, réalisateur, producteur et acteur principal du film culte The Room, produit en 2003 avec des moyens mystérieusement faramineux (6 millions de dollars pour cette production indépendante). Initialement présenté comme un drame américain, cette histoire farfelue présente un homme supposément parfait et généreux se faisant trahir par sa fiancée et son meilleur ami. Mais la maladresse de l’ensemble de l’œuvre l’a transformée en comédie classique et indéfinissable, et le principal intéressé a su adapter le marketing par la suite pour profiter de la risée générale qu’inspirait son bébé monstrueux.
Dix ans après la sortie de ce film, un des proches collaborateurs de Wiseau, Greg Sestero, publie The Disaster Artist, un livre (co-écrit avec Tom Bissell) dans lequel il relate les années qui ont mené à son rôle classique en tant que Marc « le meilleur-ami-pas-tant-que-ça » de Johnny, horriblement mal interprété par le même Tommy Wiseau. Il y raconte les hauts et les bas d’un beau gosse dans la vingtaine à Hollywood, tentant désespérément de se faire un nom et de jouer aux cotés des grands. Bien qu’une grande partie de ce livre semble être une tentative de se réapproprier sa carrière probablement trop marquée par le succès ironique de The Room, il nous révèle aussi la ténacité complexe du meilleur loser de tous les temps.
Ils ont été colocataires, et Tommy, riche fondateur d’une entreprise de vêtements, mégalomane locataire de centres d’achats à San Francisco, homme au passé étrange et contradictoire, se voyait profondément jaloux des quelques petits succès de Sestero. Cette jalousie sera le moteur créatif derrière The Room, une pièce de théâtre qui se transformera en long métrage horrible. Le livre nous permet de faire deux choses : tout d’abord, on y découvre les arrières-scènes délicieuses qui nous permettent de comprendre des phrases comme « The music, the candles, the dress…what’s going on here? », « You are tearing me apart Lisa! », « Hi doggie » ou « Keep your stupid comments in your pocket » en plus de mieux comprendre certains choix de distribution douteux (en gros, l’équipe technique et les acteurs disparaissaient assez vite en voyant la qualité médiocre d’un navire dirigé par un capitaine complètement aveugle).
Mais aussi, le livre nous permet de regarder un échec à la loupe. Dans une société valorisant le succès à outrance, publiant des livres de millionnaires nous donnant leurs recettes toutes prêtes pour atteindre leurs sommets hermétiques, l’estime de soi peut en prendre un coup. Comment cela se fait-il que la mentalité positive de l’un ne lui fait atteindre des sommets tandis que je continue d’avoir de la misère à payer mon loyer? En nous donnant une analyse approfondie de ce cataclysme qu’était The Room, Greg Sestero nous permet de rire une seconde fois. Un rire probablement composé d’un malaise issue de la conscience qu’on aurait pu produire une médiocrité aussi, et qu’on l’a même fait.
Sauf que lorsque nous sommes médiocres, les gens ne font pas la file au cinéma pour se moquer de notre œuvre devant nous. Ils ne se réjouissent pas des détails ridicules de notre production en jetant des cuillères en plastique dans des cinémas bondés à chaque fois que ces cadres achetés à la dernière minute apparaissent à l’écran.
En ce sens, Tommy Wiseau fait issue d’une figure messianique. Son chemin de croix est fait de médiocrité. Mais le pire, c’est qu’il préfère les huées moqueuses au terrible silence qu’il a connu pendant des décennies à tenter de percer comme acteur improbable, à l’accent trop marqué, aux yeux trop fermés, au visage trop vampirique, errant dans l’anonymat hollywoodien. Son œuvre fait preuve de terrible maladresse, d’horrible inconscience, de naïveté narcissique, et dans sa terrible médiocrité, elle séduit immédiatement tous ceux qui y ont accès. Parce que d’une certaine façon, c’est un messie de la médiocrité. Il est mort pour nos échecs. Nous pointons du doigt le ridicule d’un échec créatif, réconfortés dans notre idée que nous ne sommes pas les seuls à avoir produit quelque chose d’honteux dans ce monde de géants.
Mesdames et messieurs, The Room.
En lisant votre billet à propos de Tommy Wiseau, l’histoire du cinéaste américain Edward Davis Wood Jr. (1924-1978) m’est aussitôt revenue à l’esprit, Monsieur Elfassi. Car les carrières de l’un et l’autre réalisateurs comportent des similitudes frappantes en ce qui concerne la nullité dans leurs productions et aussi le culte posthume dont tous deux font l’objet de la part de certains cinéphiles.
Pas familier avec cet authentique «citron» qu’aura été Edward Davis Wood Jr.? Si c’est le cas, permettez que je vous recommande fortement le visionnement du film «Ed Wood» sorti en 1994. Un film tourné en noir et blanc par le réalisateur Tim Burton et mettant en vedette, dans le rôle principal, nul autre que Johnny Depp. Un film remarquable.
Par contre, bien que boudé par le grand public, ce film a été applaudi par la critique et s’est même mérité deux Oscars. Assez ironique considérant que le cinéaste Ed Wood a personnellement été qualifié de «plus mauvais cinéaste de l’histoire du cinéma»…