Ça fait maintenant une dizaine d’années que je lis…j’ai débuté sérieusement tandis que j’étais à l’UQAM, en journalisme. Un début, tardif, je l’avoue, mais les lectures obligatoires à l’école m’avaient toujours peu intéressé: dans l’école privée juive à laquelle j’allais, une trop importante proportion du corpus littéraire était dédiée à de la littérature jeunesse sur l’holocauste, aussi contradictoire le concept puisse-t-il paraître. La nécessaire Anne Frank était au rendez-vous, mais pas Primo Lévi, ni Élie Wiesel. À l’école publique au secondaire, avec un penchant québécois, on misait encore sur certains classiques français plutôt hermétiques, qui sont souvent le résultat ou l’aboutissement d’une culture littéraire érudite, mais ne devraient pas servir d’introduction à la matière.
Parmi Le petit prince, universel, inévitable et sublime à tous les âges, on retrouvait ici et là trop d’exemples fades, et trop peu d’encouragements d’enseignants pour faire sa propre recherche et découvrir des œuvres géniales. C’était toujours conseillé, évidemment, mais formellement, comme si une déclaration de forfait non-écrite concernant la littérature était affichée à l’entrée de tous ces cours pendant lesquels la médiocrité de certains, ou leur absolu désintérêt, était totalement assumée et davantage valorisée par les camarades de classe qu’un intérêt marqué pour la chose.
Reste qu’à l’Université, dans mon programme, on avait dépassé l’école secondaire et le cégep plutôt libéral: la plupart de mes camarades pouvaient afficher fièrement un penchant pour la littérature. À ce stade-ci, j’étais davantage préoccupé par la séduction potentielle de jolies comparses que de récits fantastiques ou épiques, et ma logique à l’époque revenait à ceci: si je lis davantage de livres, je vais être capable de converser avec des jolies demoiselles érudites dans des bars et des cafés, et par le fait même, les impressionner. Bien que la littérature m’ait aidé dans certaines conquêtes, me permettant d’embrasser une libraire entre les rangées des S et des T dans une grande chaîne, ou de commencer à caresser une jolie fille tandis qu’elle admirait ma bibliothèque (dont je suis réellement fier), le motif sexuel et amoureux s’est graduellement éclipsé au profit de la simple joie et du pur émerveillement que sont capables d’inspirer ces œuvres imprimées qui sont désormais si près de mon cœur, et à tous les moments de ma vie, si près de moi, physiquement.
Je communique mon amour pour la littérature depuis un certain temps maintenant: j’ai intégré le projet littéraire Baise-Livres initié par deux collègues fascinées par la chose, mais aux goûts diamétralement opposés. D’ailleurs, petite parenthèse, ce parallélisme littéraire m’a toujours intrigué: il est fort possible pour deux lecteurs assidus de parler de leurs préférences littéraires, de leurs auteurs fétiches, sans que leurs goûts ne se croisent jamais. On peut lire dans des univers parallèles pendant toute une vie sans se croiser. C’est à la fois triste, si on pense à la simple notion de la déconnexion éditoriale, et beau, puisque ça indique la richesse de ce monde vertigineux vers lequel tout le monde est bienvenu, à n’importe quel moment.
Sans en être la raison première, mon déménagement à Toronto a contribué à la mort naturelle et silencieuse du blogue littéraire que nous entretenions à trois: nous avions tous eu la vague impression que nous avions dit ce qu’il y avait à dire, ensemble. Et comme la vie est parfois bien faite, ça n’a pas pris longtemps avant que ma suggestion pour un blogue littéraire au sein du VOIR soit acceptée, bien avant même que je n’intègre l’équipe en tant que chroniqueur web.
Je m’égare. La raison pour laquelle j’aime tant la littérature s’est graduellement imprimée dans mes pensées suite à une demande à la fois précise et floue de mon frère. « Est-ce que tu pourrais me donner quelques conseils de livres? Comme, des livres dans lequel t’apprends des choses, même si on te donne pas d’information, comme 1984 j’imagine. »
Je lui ai donc offert, un peu plus tard, Farenheit 451, Lord of the Flies et Cent ans de solitude. Les deux premiers parce qu’ils correspondent précisément à ce qu’il avait demandé, le dernier simplement parce que c’est un des plus beaux livres écrits que je n’ai jamais lu de ma vie.
Et voilà pourquoi ces livres sont extraordinaire. Parce qu’en racontant une histoire extrêmement détaillée et précise, ils racontent une toute autre histoire; ils façonnent une analyse pertinente et précise de la société dans laquelle on vit. Certains romans peuvent parler de telle ou telle guerre sans jamais en mentionner le nom, sans même être situés à la même époque, et ça ne prendra aucune explication universitaire ou analytique pour comprendre la charge symbolique du livre. Il sera interdit, ici et là, parce qu’il raconte une chose très précise mais dénonce gravement et silencieusement une situation absolument différente. Je ne sais pas comment qualifier ça autrement que par du simple génie. C’est comme un détour sublime et nécessaire pour arriver à une destination tandis qu’une trajectoire plus directe aurait pu gâcher l’arrivée.
C’est une petite réalisation, tardive et probablement insignifiante, qui me fait réaliser tout l’amour que j’ai pour ces auteurs capables d’écrire des métaphores de 300 pages, qui racontent simultanément deux histoires, sans jamais qu’une ne travestisse l’autre. Évidemment, ce n’est pas exclusif à la littéraire. Le meilleur cinéma fait la même chose. Les Simpsons l’ont fait pendant des années. South Park le fait, aussi explicitement que subtilement, en même temps. J’ignore si un jour je serai capable de parler d’une chose, pendant une longue période, et être capable d’être divertissant, tout en parlant réellement d’une autre, en étant pertinent.
En attendant, je lis. Émerveillé.