En ce moment il y a autour de nous une attaque compréhensible d’un mode de vie moderne qui, je pense, s’acharne injustement sur des cibles inopportunes. Dans la critique du selfie et du like et du message texte, il y a comme une accusation irrationnelle d’une génération héritière de ce monde. Nous n’avons fait que naître ici, nous n’avons pas choisi cette époque ni construit les murs dans lesquels se sont façonnés nos appareils intelligents, qui d’ailleurs nous surveillent. Nous sommes héritiers de ce monde bruyant et rapide, et l’imperfection est une piste de danse effrénée sur laquelle nous évoluons tous, probablement avec une grande maladresse selon certains prédécesseurs certains d’avoir connu une époque glorieuse pendant laquelle la vie avait plus de sens, mais contrairement à tous nos gadgets et nos meubles, l’existence n’est pas venue avec un manuel d’utilisation.
Certains d’entre nous sommes assez vieux pour comprendre qu’il n’existe réellement que peu de modèles, et ce ne sont généralement jamais ceux qui se présentent comme tels qui peuvent réellement s’accaparer ce rôle mystérieux, énorme, ingrat, étrange. Mais ceux d’entre nous qui comprenons que ceux qui se présentent comme des modèles sont souvent des fraudes sont aussi encore trop jeunes pour trouver en soi le miroir fidèle et nécessaire à notre propre épanouissement. Nous grandissons devant une multiplicité de marionnettes ridicules qui s’activent bruyamment devant nos écrans, leurs messages préalablement approuvés par des maîtres aussi puissants qu’invisibles, qui voient dans la cacophonie créée par ces monstres égoïstes la paix nécessaire à leur contrôle continu d’un monde duquel ils profitent sans cesse.
La grande farce, c’est peut-être de croire qu’il est possible de recevoir des leçons de ces clowns sacrés. Mais le moralisateur est un enfant pauvre qui se distancie trop de ses interlocuteurs pour ressentir une quelconque compassion. Tandis que nous galérons tous à trouver des emplois, payer des loyers, tandis qu’on se cherche continuellement dans les connections spontanées avec des étrangers tout aussi confus que nous, d’autres s’affairent à juger, à expliquer sans illustrer, à pointer un doigt accusateur devant l’infini et à proposer leur lecture limitée d’un monde complexe comme seule interprétation légitime de notre vie. Celui qui affirme se trompe souvent. Celui qui se questionne sincèrement se rapproche plus tranquillement d’une sagesse si peu valorisée ces jours-ci, puisque plus personne ne valorise l’incertitude, puisqu’il faut tout interpréter immédiatement, puisqu’il faut savoir d’emblée, au lieu de se retirer et de réfléchir.
Ces jours-ci j’évolue et je vogue joyeusement entre trois festivals qui, malgré qu’ils se présentent comme étant du cinéma ou de l’humour, peuvent également être vus comme des conventions philosophiques, pendant lesquelles des idées nouvelles et fragiles heurtent des festivaliers en besoin de stimulation différente de la programmation habituelle et abrutissante qui a été planifiée à l’année longue par les professionnels de l’endolorissement médiatique. Je vois en ces humoristes sur scène des philosophes imparfaits, conscients que le rire est le moyen le plus efficace et sournois de présenter des idées jugées souvent radicales par une société trop tiède. L’humoriste ambitieux ne m’intéresse pas, celui qui souhaite s’accaparer la scène pour nous montrer la magnificence comique de sa personne exceptionnelle: regardez comment je suis un clown merveilleux. Non merci. Je préfère une pensée critique suffisamment aiguisée et polie qu’elle nous permet même de rire, et de faire tomber pendant quelques heures les défenses que nous érigeons depuis des années contre des idées nouvelles.
Le centre-ville de Montréal, ces soirs-ci, est une collection éblouissante d’égos et de parasites qui se promènent allègrement entre salles de spectacles et bars, à la recherche de rires occasionnels et de lits étrangers. Cette agglomération spontanée transforme tellement radicalement le paysage de la ville qu’on pourrait parler d’une cinquième saison, puisque comme les saisons elle affecte ce qu’on mange, ce qu’on boit, comment on s’habille, nos habitudes de sommeil et notre humeur.
J’erre avec un bonheur inouï parmi tout ce chaos, émerveillé par la chance rare que j’ai de pouvoir regarder des spectacles en tant que professionnel, pour ensuite pouvoir en discuter. C’est un rare privilège qui complète cet été trop parfait de chaleur et de rire, et je tenais à prendre le temps pour le souligner, puisque tout est temporaire, et qu’il faut pouvoir faire un arrêt sur image sur la joie de temps en temps, question de se rappeler plus tard le goût particulier et unique du bonheur. Rien de tout ceci ne durera. Les plus grandes merveilles de ce monde ne survivront que peu de temps après nos corps transformés depuis longtemps en cendres, et le soleil s’éteindra, et statistiquement, dans le cadre d’un univers infini, notre existence est une telle aberration statistique qu’elle ne compte pas vraiment dans ce cosmos indifférent qui nous entoure: nous n’avons qu’ici, maintenant, et si on se trouve au bon endroit, au bon moment, un guide inconscient nous fera rire quelques secondes, oubliant spontanément tous ces troubles qui continuent d’exister parallèlement.
À ceux qui nous font rire, merci.
Bravo! un texte qui vaut le détour…