Le grand commis aux lunettes, maigre et élancé, se promenait parmi les rangées du magasin de location de dvds mourant avec l’aise d’un chef d’orchestre répétant une millième fois un air banal. Je n’ai pas mis les pieds dans un tel endroit depuis près d’une décennie, et pourtant me voilà, avec d’autres clients hagards, des vautours cinématographiques voulant ajouter quelques jolies pièces à une collection déjà désuète. Habilement, le commis dirigeait les clients, répondait à leurs questions d’anciens habitués retournant une dernière fois dans un bateau coulant abandonné par tout potentiel capitaine mais encore occupé par un matelot lucide devant le naufrage.
Les visages de célébrités qui ont meublé ma jeunesse déferlaient dans les rangées, me rappelant visuellement la chronologie de leur carrière: d’extra à acteur de soutien à vedette internationale à ange déchu d’un Hollywood cruel. Arnold le surhomme monstrueux et injuste. Tom Cruise en sauveur incompris et intense.
Et Robin Williams.
Les visages déferlent, et celui-ci restera gravé longtemps dans la mémoire collective: un bijou rare d’humour, d’intensité, d’absence totale de peur du ridicule. Pourquoi on l’aime, ce Robin Williams?
Parce que l’élément le plus instable dans Flubber, ce n’est pas Flubber. Parce que ce qu’il y a de plus fantastique et épique et merveilleux et émerveillant dans Jumanji, ce ne sont pas les animaux sauvages ou les plantes qui dévorent des maisons ou des chasseurs de primes anglais. Aladdin n’est pas le personnage le plus intéressant d’un film qui porte son nom. Et Madame Doubtfire, avec un masque, nous a montré Robin Williams comme il l’était vraiment.
Plus vrai que nature. Un grand.
Sa grandeur n’était pas seulement dans sa capacité à nous faire rire, ni même à nous livrer des témoignages plus dramatiques qui le rangeait aux cotés des meilleurs de nos comédiens contemporains qui convoitaient l’Oscar mais n’auraient jamais touché le rire avec autant d’abandon et d’investissement.
Robin Williams nous faisait rêver. Il nous faisait croire, l’instant d’un film, que tout était possible. Et si l’animation a donné des superpouvoirs magiques à son Génie, si les effets spéciaux l’ont mis en scène dans des films grandioses et extravagants, au final, ce n’était que lui, son énergie, sa verve, ce trop plein de vivre qui crevait l’écran et nous faisait pleurer quand Jack vieillissait trop vite, parce qu’en voyant ses parents pleurer tandis qu’il graduait, on était subitement conscients de notre propre inévitable vieillissement.
Dire que Robin Williams nous avait caché sa peine serait admettre une compréhension incomplète de la carrière et de l’humour de l’homme. Sa peine, il la projetait sans ambages, dans ses entrevues et ses stand-ups et ses présentations hors-cinéma, il matérialisait cette peine avec une superbe finesse et il lui crachait au visage, tout sourire.
Sa peine était documentée. Ses dépendances aussi. Ses déboires amoureux. Cette vie excessivement imparfaite sous les projecteurs, un homme capable de faire rire tous les autres mais incapable d’arrêter de pleurer.
Mon neveu naîtra dans les prochaines heures ou les prochaines journées, et Robin Williams sera éternellement figé dans le rouleau compresseur cruel et impassible du passé. Il est désormais aux cotés de Marlon Brando et Philip Seymour Hoffman et autres créateurs de rêves, autres artistes capables de nous faire non pas oublier le monde parfois horrible dans lequel on vit, mais croire, l’instant d’un sourire à l’écran ou d’une réplique forte et merveilleuse, qu’un monde meilleur est possible.
Le temps effacera à tout jamais les traces de ces magasins dans lesquels nous fixions distraitement des couvertures de films hollywoodiens, à la recherche du film parfait pour la famille, ou le couple, ou la soirée solo. Il ne restera rien des supports physiques de ces oeuvres qui nous ont diverti pendant des années, les bijoux accidentels et merveilleux d’une industrie corrompue et redondante.
On les appelle des étoiles en anglais, et ce nom est rarement justifié. Mais pour certains d’entre eux, ce surnom au destin tragique et universel leur va merveilleusement bien: en leur présence nos journées sont un peu plus brillantes, et lorsqu’ils disparaissent inévitablement parce que tout s’épuise, y compris cette folle énergie étrangère à la plupart d’entre nous, ils laissent derrière eux une inévitable noirceur, que nous regardons brièvement, avant de chercher la lumière ailleurs.
C’est bien triste quand elles s’éteignent, ces étoiles. Surtout quand c’est elles qui choisissent la noirceur totale.
C’était un grand. Il me manquera.