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Pourquoi Ferguson m’obsède

L’Amérique brûle, je suis rivé à mon écran, et des histoires complexes commencent à peine à être entendues. Bienvenue en 2014. 

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Il y a de ces sujets qui nous prennent par les tripes et qui ne nous lâchent pas. Hier soir, après le verdict dans le procès de l’officier ayant tué Michael Brown, je me voyais rivé à mon écran. Deux chaînes de vidéos continues d’Américains aux téléphones intelligents nourrissaient mes oreilles de la cacophonie propre à la fébrilité effrayée des manifestations réprimées par la police. Je suivais en direct les commentaires racistes sur la chaîne YouTube, je lisais les tweets avec le hashtag Ferguson, je me rendais sur Facebook pour avoir les liens intéressants ou les statuts angoissés de mes amis, bref, je vivais #Ferguson en 2014. Le chaos en temps réel. L’hyper-documentation de l’échec d’une société au grand complet.

Ferguson

Il faut se méfier de l’étanchéité. Rien ne l’est totalement, du moins rien ne devrait l’être. Dans la tentative d’analyse de la crise qui sévit les États-Unis en ce moment, et qui veut aller au-delà du simple constat raciste, on apprend que les réalités des Noirs et des Blancs aux États-Unis sont foncièrement différentes. Je dis « on » apprend, mais apparemment, les Noirs n’apprennent rien de ce constat, c’est un fait de vie. Dans un article fascinant de The Atlantic, on y découvre que les Blancs, aux États-Unis, font partie de cercles sociaux composés presque uniquement d’autres Blancs. Les taux d’homogénéité sont moins grands chez les Noirs et les Latinos, mais force est d’admettre qu’il existe une tendance lourde d’auto-ségrégation. C’est un concept assez facile à concevoir, considérant la nature urbaine des différents quartiers ethniques un peu partout dans le monde, mais ça aide également à expliquer certaines lacunes compassionnelles. En effet, il est difficile d’humaniser un individu avec qui on ne partage pas d’histoire.

Facebook, Twitter

Ce modèle se reproduit, évidemment, sur Internet. L’algorithme de Facebook est conçu en fonction d’une certaine redondance réconfortante: on souhaite vous créer une sorte de confort douillet autour des vos moments préférés. Ce seront les mêmes amis qui sont mis de l’avant, les mêmes types d’articles qui seront présentés dans votre fil d’actualité. Facebook dicte votre fil d’actualité d’aujourd’hui en fonction de ce que vous avez aimé hier. People you may know. Customers who bought this also liked. Cette étanchéité se reproduit aussi sur Twitter, comme on peut le voir ici: les opinions divergentes à propos de Ferguson se croisaient rarement, créant des bulles de réconfort idéologique au sein de groupes restreints.

J’en suis moi-même coupable. Après avoir tweeté que tirer un jeune garçon noir au visage ne signifiait pas nécessairement de se tirer dans le pied, un gazouilleur inconnu m’a répondu « Donc à 18 ans, on n’est pas un homme? » Devant l’ampleur du piège potentiel dans lequel je pouvais rentrer en abordant ce débat, j’ai préféré ne rien répondre, laissant donc le mur de cette étanchéité bien érigé sur le réseau de l’oiseau bleu.

C’est bien ce qu’Internet avait proposé initialement, mais qui a été tué par les algorithmes des réseaux sociaux comme Facebook. Initialement, Internet, le web, c’était le potentiel de voyager partout sur une toile qui se construisait en temps réel. La crédibilité d’un internaute venait du fait qu’il permettait à d’autres confrères et consoeurs de visiter des endroits encore méconnus. Facebook, le géant du web, nous interpelle à rester sur son réseau constamment, à ne jamais quitter le site: on peut y lire des statuts, écouter des vidéos, partager des nouvelles, communiquer, autant dans la vie privée qu’au travail à partir de 2015. C’est la création d’un monolithe né dans une culture de la diversité. C’est la fin de cette diversité. C’est les histoires communes de millions de petits réseaux qui se renforcent dans leur compte rendu du réel. Allez sur le compte Facebook d’un ami avec qui vous partagez peu d’amis en commun. C’est comme une nouvelle chaîne de télévision, c’est comme regarder la télé dans un autre pays, c’est une expérience très différente de la vôtre.

Agressions non dénoncées

J’ai vécu un moment collectif frappant lors d’un spectacle d’Aziz Ansari. À la fin d’un spectacle, l’humoriste avait demandé aux femmes dans la salle de lever leurs mains si jamais elles avaient déjà été victimes d’un exhibitionniste dans la rue. Les nombreuses mains levées dans la salle avaient surpris les hommes, et avaient réuni les femmes dans la certitude d’une expérience commune. Plus tard, avec l’affaire Ghomeshi et le hashtag #beenrapedneverreported, cette expérience féminine collective s’est confirmée, avec le poids inaliénable d’une massue virtuelle: les femmes, somme toute, vivaient dans une réalité bien différente des hommes, où leur apparence était souvent jugée comme étant la cause de leur malheur et où leur intégrité physique était régulièrement menacée par des hommes de leur entourage à différents moments de leur vie.

Bien que les forces corporatives et politiques majeures tentent de contrôler le web et de le rendre étanche et surveillé, des moments collectifs comme la crise de Ferguson nous prouvent la force des réseaux sociaux. C’est sans l’approbation tacite de producteurs à CNN que les images des violences commises ou de la force policière ont pu atteindre un public que seulement les médias traditionnels pouvaient imaginer autrement. C’est sans l’approbation de producteurs et de rédacteurs en chef tièdes que les femmes ont pu raconter l’histoire d’une agression millénaire incrustée dans la fabrique même de notre culture, qu’on s’est toujours raconté, dans nos histoires officielles et nos cours d’écoles, comme celles d’une grande civilisation.

Les hommes et les femmes vivent des histoires complètement différentes. Les Noirs et les Blancs aux États-Unis existent dans des réalités complètement parallèles, parfois. Il est visiblement temps de se parler, de mettre fin aux barrières discursives. La haine sert à des intérêts très spécifiques. On établit un mouton noir: qu’ils soient les Afro-Américains, ou les Autochtones, ou les Roms en France, on raconte systématiquement des histoires trop simplifiées de crimes et de mépris de la nation, et on créé soudainement un gouffre compassionel qui se nourrit de l’ignorance.

Varier ses sources

Seule l’information, la vraie, celle basée dans la multiplication des sources, celle issue du voyage et de la découverte, de l’écoute active de l’autre, peut nous sauver de l’animosité envers notre prochain, qui finira par nous être fatale, de toute façon. Il faut cesser d’écouter les autorités politiques et médiatiques qui ont tout intérêt à nous faire croire que nous sommes trop gentils avec une quelconque minorité, que les féministes exagèrent, que les Autochtones en demandent trop, que les Noirs sont plus violents. Il faut tout simplement multiplier et varier ses sources.

Certains soirs de novembre, cette multiplication des sources créera une inévitable cacophonie de sirènes et de complaintes. Mais dans cette cacophonie se cache un début de vérité: celle qui indique que nous vivons tous des réalités bien différentes, et que la parole seule peut faire tomber des murs.