On ne me fouettera jamais pour avoir écrit ce texte. Raif Badawi, lui, a été condamné à 1000 coups de fouet et 10 ans prison pour avoir blogué.
Les suites habituelles d’un billet de blogue
Les conséquences potentielles de mes textes sont somme toute relativement prévisibles. Si Raif Badawi peut anticiper mille coups de fouet, je peux espérer mille likes, tout au plus. Je peux imaginer que certains contacts sur Facebook vont le partager, quelques abonnés Twitter également. Si le texte est particulièrement inspiré, il me vaudra peut-être une félicitation en privé d’un lecteur enthousiaste, ce qui me surprend et m’émerveille toujours. S’il est particulièrement pertinent, il sera peut-être mentionné ici ou là à la radio. Un ami Facebook pourrait m’en parler dans deux mois tandis qu’on se rencontre en personne accidentellement dans un bar ou dans la rue.
Si je devais en anticiper les réactions négatives, je pourrai m’imaginer des partages publics d’indignation, des discussions en groupe privés, des répliques acerbes suite à une lecture insatisfaisante. Si mon texte est excessivement incendiaire, décousu ou injurieux, il pourrait me valoir des poursuites, des mises en demeure, un renvoi, une ostracisation de mon propre réseau médiatique de lecteurs et lectrices. Si j’attends assez longtemps, ma plume pourra se réanimer ailleurs, une fois les poussières de la frustration publique retombées. Au pire, j’arrêterai d’écrire, pour toujours.
Le tout reste à mille et une nuits de la situation particulièrement déplorable de Raif Badawi.
Et en même temps, non. Qui sait, mon texte ne me vaudra pas les punitions officielles du régime saoudien, mais la vérité est que la liberté d’expression ne se limite pas aux conséquences officielles des États. Ce sont des agents relativement libres qui ont massacré l’équipe éditoriale de Charlie Hebdo, après tout. D’où mon malaise avec nos slogans scandés fièrement à propos de la liberté d’expression. On ne parle pas de faire pression à un État dont les membres pourraient perdre le pouvoir s’ils créaient une insatisfaction trop grande auprès de la population autour de certains principes importants. On parle de forces externes et internes qui peuvent manifester leur opposition à un texte, ou a des dessins, ou à un livre, de façon carrément violente. Donc, c’est vrai, je ne serai pas fouetté pour mon texte. Mais cela n’exclut pas les risques et les dangers bien réels qui accompagnent tristement l’expression de ses principes, croyances ou blagues.
Le droit au silence
Mon frère me vilipendait récemment parce que je disais comprendre l’initiative de certaines stations de télé de ne pas montrer les caricatures du prophète ou les dessins litigieux de Charlie Hebdo. « Si tu ne veux pas montrer la vérité, t’es pas un journaliste, c’est pas ton travail, sors de la game« , disait-il, en gros. Bien que j’ai moi-même diffusé la nouvelle page couverture du Charlie Hebdo, je soutenais ceux qui refusaient de le faire, parce que je comprends la peur. Plus que tout autre sentiment, je comprends la peur. Je comprends qu’un réalisateur de nouvelles ne veuille pas nécessairement sacrifier sa vie ou celle de son animatrice pour montrer un dessin auquel les gens auront accès de toute façon grâce à la multiplication des plateformes. Leur silence, en pleine crise, je le comprends. Peut-être que les terroristes gagnent, oui, si on veut utiliser une rhétorique relativement simpliste. Mais il est parfois préférable de survivre que de gagner. Même si, à long terme, ce serait une situation insoutenable.
En même temps, je décrie les gens qui stipulent qu’il ne faut pas dessiner le prophète pour ne pas indigner des populations musulmanes justifiées ou non dans leur frustration envers un Occident conquérant et meurtrier. Que le Coran l’interdise réellement ou non, c’est un argument théologique impertinent. Le fait est que, si on accepte de nous censurer sur ce point, ce sera autre chose dans un an. La censure n’est pas un point fixe. C’est une pente glissante qui mène toujours à un mur. Aucun censeur n’est satisfait de l’état de la censure et des tabous. Il y a toujours d’autres voix à taire dans le contexte d’un projet divin.
Comme la voix de Raif Badawi.
Courage
J’ajoute donc mon nom à ces blogueurs qui participent au mouvement initié par Étienne Savignac et Pascal Henrard, en soutien au blogueur saoudien, dont la famille vit ici, à Sherbrooke, qui doit subir un châtiment corporel à cause d’un de ses textes. J’ai mes propres réserves, évidemment. Débuter un texte avec une formule répandue, ça me donne des élans de religiosité qui me déplaisent un peu, mais bon, je peux laisser mon égo de coté une seconde et participer à quelque chose de plus grand que la pureté narrative de mes écrits.
Aussi, je crains profondément que l’accumulation de plumes de soutien ne fasse que nous confectionner un oreillet douillet nous permettant de dormir sur nos deux oreilles tandis que Raif Badawi ne pourra pas se coucher sur le dos. Je n’enlève rien à l’optimisme bienveillant de l’initiative, j’applaudis d’ailleurs cette énergie qui manque cruellement à mon esprit. Et si ce texte peut paraître faible dans son soutien, dans son opposition à des pratiques cruelles et inutiles, c’est que je veux justement éviter de participer à un concours de tape sur le torse. À la folie dangereuse d’un islam radical, je ne veux pas opposer une certitude républicaine des bien-fondés de mes principes à moi. Je préfère l’effacement et le doute aux suites illogiques de la certitude et de l’opposition. Je préfère me poser mille questions impertinentes plutôt que d’offrir des réponses absolues.
Bref, je salue l’initiative. Qui m’a permis de réfléchir davantage à cet étrange et fabuleux métier qu’est le nôtre. Je remercie quiconque m’oblige à réfléchir à ma situation, à remettre en question mes acquis, à justifier mes gestes, bref, à réfléchir. La grande ironie, c’est que l’opposition, même virulente, enrichit le débat, contribue à la sagesse potentielle collective. Ce sont là les conséquences envisageables et souhaitables d’une arène de discussion libre.
À Raïf Badawi, je voudrais m’excuser pour mon impuissance. Mon texte ne freinera pas les lacérations que tu sentiras douloureusement dans les jours à suivre. Mais les échos de ces coups de fouets saoudiens retentissent jusqu’ici, dans une ville enneigée et froide, où cette injustice est dénoncée collectivement par ceux qui croiront toujours plus à la plume que le glaive. Je vais dire ceci avec un certain sentiment de ridicule, parce que je ne peux pas vraiment concevoir ce qui t’attend: courage, frère de lettres.
Il n’y a rien dans le Coran qui interdise la représentation du « prophète ».