Les festivités officielles de fin d’année nous forcent collectivement vers une surconsommation quasi forcée, où les excès de zèle sont non seulement permis, ils sont encouragés: les soirées arrosées, les cadeaux coûteux, les rencontres familiales, les chocolats chauds…pendant la période la plus difficile de l’année d’un point de vue psychologique, on fait le plein de tout, des hamsters géants profitant de cette rare pause professionnelle pour essayer d’absorber avec un maximum de joie de vivre ces petits plaisirs qui nous sont privés à l’année longue.
Et après les plaisirs viennent inévitablement les sevrages. Ce moment de folle inconscience de soi a amaigri votre compte en banque, élargi la taille de vos pantalons, affaibli votre rigueur académique? Il faudra inévitablement sentir une certaine culpabilité, et il faudra lier à cette culpabilité des résolutions irrationnelles qui trouvent leur raisonnement dans l’application rigoureuse de nouveaux comportements qu’il faudra suivre à la lettre sinon…sinon quoi?
Donc on se donne des défis qui durent des mois, puisque avec le temps nous réalisons que nous sommes trop faibles ou trop humains pour des résolutions annuelles qui ne sont, au fond, qu’un pacte sadique que nous signons avec nous-même, tandis que personne ne regarde vraiment votre ligne, tandis que personne ne se rappelle vraiment la date de votre dernière consommation alcoolisée. Et quand on brise la chaîne de l’ascetisme forcé, on se sent soudainement coupable, comme si un compteur retombait à zéro, et que le jeu recommençait dès le départ, comme si les progrès ou les changements apportés par les modifications de nos comportements ne valaient rien, puisqu’il y a eu transgression.
J’y pense de plus en plus. J’ai l’impression d’être affublé de cette culpabilité judéo-chrétienne qui hérite d’une structure narrative, celle de la Bible, ou l’obéissance est récompensée par la divinité et où la transgression est toujours perçue comme cause de perte, humaine comme morale. L’épouse de Lot se retourne tandis que la ville à tendance homo-érotique de Sodome brûle derrière elle, elle se tourne malgré l’ordre strict de Dieu? Statue de sel. Adam et Ève se voient interdits de toucher au fruit de la connaissance (la connaissance est interdite! Plus ou moins subtile!), c’est le Paradis perdu. Satan n’est qu’un ange qui a désobéi à Dieu. Bref, ces histoires ont évidemment servi à des institutions qui s’approprient l’amour d’une divinité invisible pour contrôler des populations locales, en expliquant à maintes reprises la nature binaire de ces histoires simples: de la désobéissance naît la punition. De la transgression est issue la perdition.
On a cette même mentalité avec le couple finalement, qui présente ce pacte absurde selon lequel, soudainement, ces pulsions que nous avons pour nous rapprocher d’êtres humains qui nous attirent doivent être continuellement réprimées, tuées, tues. Et s’il y a transgression, s’il y a écoute si égoiste et horrible de ses propres besoins, cela équivaut nécessairement à une trahison, et pas n’importe laquelle. Généralement, la trahison est sans équivoque, elle entraîne des conséquences que nous concevons et que nous rendons irréversibles. Une pause dans la relation? Un certain temps de distance, pour se retrouver plus tard? Non, la séparation. La punition pour une exigence absurde doit être proportionnellement sévère.
Pourquoi n’accepte-t-on pas l’erreur et la transgression comme des passages obligés de toute existence humaine? Pourquoi ne réalise-t-on pas qu’individuellement, nous ne sommes pas nécessairement programmés pour répondre aux principes officiels de sociétés homogènes?
Pourquoi arrêter de boire pendant vingt-huit jours? Et pourquoi sentir qu’on ne peut pas vraiment prendre un verre six jours après notre résolution? En quoi ces transgressions naturelles sont-elles des preuves de votre manque de discipline? En quoi l’accomplissement obsessif d’une mission symbolique est-elle si importante? 28 jours sans boire, et après on recommence?
Ça doit être notre attachement au rituel, au spectacle, à la déclamation irrationnelle d’une résolution spectaculaire: Je ne boirai pas. Je ne toucherai pas à un autre homme. Je ne mangerai pas le fruit de la connaissance. Et une fois que j’ai succombé aux griffes enivrantes de la tension, je me sentirai coupable, je penserai avoir échoué, je me dirais que tout ce chemin ne mène à rien, je prendrai la bosse comme le nouveau point de départ plutôt que de la voir comme un des milliers d’obstacles qui composent quotidienment notre route imparfaite, humaine.
Il faut errer. C’est ainsi qu’on découvre. Et tandis qu’on divague dans les eaux familières de nos erreurs, ils ne sert à rien de nous auto-flageller en pensant à ce moi idéal qui n’existera jamais.
Dans la Bible, la transgression, c’est littéralement la fin du monde. Dans la vie, c’est tout simplement la suite des choses.