Ces temps-ci je me demande si on peut échapper à la culture.
Je ne parle évidemment pas de celle qui, lorsque transformée en industrie, nous recrache des morceaux d’arts standardisés selon différents modèles et différentes plateformes. Je parle de celle qui domine, celle qui intéresse les anthropologues rigoureux qui se rendent loin dans des tribus africaines pour en déceler les us et les coutumes, les tabous, les traditions. J’ai l’impression qu’un libre penseur, une sorte d’étiquette à laquelle j’aspire en réalisant que c’est contradictoire d’aspirer à une étiquette et se considérer libre penseur, ne peut être libre que lorsqu’il est excentré. Lorsqu’il n’a plus rapport avec un centre idéologique, un quartier général philosophique, la zone gravitationnelle forte qui modèle les débats et les discours populaires.
À la Saint-Valentin, j’étais pris d’une conscience aigüe de mon identité. Si je me considère enrichi par mes origines marocaines, américaines, françaises et canadiennes, et si je m’enorgueillis grâce à mes expériences de vie à Rouyn-Noranda et à Toronto, cela ne fait pas de moi un apatride. Mon identité, je peux en être enrichi, mais j’ai l’impression de pas pouvoir en être affranchi. Je fais partie de mille géolocalisations, Facebook étant un de ces pays que j’habite et que j’occupe. Et en fin de semaine, cela m’était impossible de nier cette fête, même en gardant un réseau ouvert, riche, intelligent et enrichissant duquel je peux parasiter la connaissance et les liens pertinents
J’ai constaté à quel point je faisais partie d’une culture avec des traditions fortes. Que même si je voulais échapper la tradition désormais commerciale de la célébration de l’amour, il n’était pas vraiment possible de se connecter sans avoir un défilement de statuts et de commentaires sur cette journée mémorable et le film qui en marquait l’arrivée cette année, 50 Shades of Grey.
En même temps, être exposé, ponctuellement, à la force discursive d’une tradition nationale, ça ne rend personne vraiment plus patriotique. Mais j’ai juste l’impression que dans l’opposition il y a un asservissement. Qu’en lutte contre une force plus grande, on devient esclave, prisonnier de guerre, conquis. Quand certains membres des Premières Nations exigent d’un envahisseur conquérant tel ou tel droit, telle ou telle allocation, ne font-ils pas que confirmer leur inféodation à une force externe, aussi malveillante puissent-ils la considérer officiellement? Certes, l’agression n’est pas terminée, elle ne fait pas partie d’un vestige regrettable mais fini d’un passé qui nous a tous mené ici, mais quel est le rapport qu’on peut vraiment avoir avec une force définitivement plus puissante que soi, dans ce cas-ci.
C’est pendant ce genre de moments que je pense à la nature de l’individu libre, de l’individu qui s’est séparé du centre, totalement. Pas qui regarde le Centre et qui le critique de loin, qui s’y oppose avec la véhémence adolescente d’un fils voulant s’affranchir d’un père qui finira par occuper davantage son ésprit et continuer d’en influencer le progrès. Quelqu’un qui en est libre. Et ce n’est pas une critique des réseaux sociaux, ni même une insulte envers la nation, cette notion floue basée sur des frontières établies par la violence et l’arbitraire, et qu’on prétend statiques. C’est un questionnement, à la limite. À quel point peut-on être libre? J’ai l’impression qu’il faudra que je commence à lire du Thoreau. Ou un de ces philosophes français qui pense à l’homme libre et solitaire, et prétend par la suite que l’homme est un animal social.
Je pense donc au mot « excentré ». Je me demande si s’éloigner du centre, c’est devenir excentrique. Si pour échapper à l’excentricité, ou à la soumission du modèle dominant, il faut l’exil, tout simplement. Est-ce que c’est ça être marginal? Mais encore là, n’est-ce pas un terme issu du centre, marginal? En marge de quoi, donc? C’est comme l’athéisme: un regard philosophique qui se veut indépendant mais qui, provenant d’une culture avec un fort héritage religieux, est marqué par le manque dans son identification. Sans le théisme. En manque de quelque chose. En marge de Dieu. En marge de Cupidon.
J’imagine que c’est une lutte inutile. Comment faire comprendre à un centre qu’il en existe mille autres, autant de points cardinaux du bonheur, autant de pôles moraux duquel cette entité chauvine est exclue?
Quiconque serait capable de se «définir», de cerner sa réalité complète sans omissions ou fabulations, ne saurait qu’être un individu doté d’une clairvoyance peu commune et même très improbable.
Et puis, à supposer que pareil tour de force soit possible, cela ne modifierait aucunement l’opinion que pourront se faire les autres à propos de cet individu.
Comment nous sommes perçus demeurera généralement toujours plus marquant que ce que nous sommes vraiment.
De perpétuels incompris, voilà ce que nous sommes. De nous-mêmes et des autres.