BloguesHannibal Lecteur

Je radote. Je vieillis, c’est pour ça.

J’ignore où je vais vraiment avec ces réflexions éparses sur le passage inévitable du temps. Je radote. Je vieillis. 

Les lieux de transition sont habités par une douce ironie. Les stations de métros, comme les terminus d’autobus ou bien les aéroports, représentent parfaitement la notion même du mouvement, de la route vers l’Autre (ou le travail, pour le premier), bref, d’un déplacement qui brise la sédentarité de ses utilisateurs occasionnels ou récurrents.

Cette ironie se perçoit rapidement pour quiconque manque un train, reste longtemps à attendre un compagnon tardif, ou se voit obliger de passer des heures de terminal à terminal dans la froideur sécuritaire des aéroports modernes: c’est la redondance. Dans le rythme effréné de notre échappatoire individuel, on fait exprès de croiser un minimum de regards. Les quelques informations qu’on croise sont pratiques (le chemin vers notre destination brouillant le reste), commerciales (pub sur pub sur pub) ou personnelles (quelques graffitis peu emballants ici et là), mais en général, on est habité par une force unidirectionnelle qui cherche le moyen le plus certain et rapide vers notre destination.

Mais c’est quand on reste, qu’on la perçoit, cette ironie: ces symboles de la route, du changement et du déplacement sont des petits enfers redondants, chacune de ses expressions sonores ou visuelles le rappel tranquille et fataliste d’une redondante monotonie. Restez assez longtemps et vous entendrez la même porte claquer, le même itinérant supplier pour de l’argent avec les mêmes explications, les mêmes explications sur les départs et les arrivées dévoilées par une voix anonyme qui se pose, de manière invasive, tout autour de nous.

Je vieillis.

Je n’ai pas encore trente ans, mais je le perçois: mes souvenirs deviennent soudainement de plus en plus applatis, comme une montagne vue de plus en plus loin ou de plus en plus haut. Les marqueurs de temps significatifs et artificiels engendrés par l’école et les premières fois se font de plus en plus rares. J’ai eu mon dernier cours à l’université en 2008. Depuis, aucune session n’a vraiment marqué mes années, c’est plutôt les arrivées et les départs à des emplois qui habitent ma vie pendant à peu près un an.

Partout autour de moi, les marques inévitables du temps se font sentir: les couples supposément stables se brisent, des amitiés se dissoudent naturellement dans les horaires chargés par des emplois exigeants et des salaires minables, et mes amis, entrés avec vigueur et confiance dans le marché du travail il y a quelques années déjà, remettent soudainement en question leur place au sein d’un univers professionel qui ne fait pas leur bonheur. Et en cette période d’austérité, si ton travail ne te comble pas de bonheur, c’est à se demander pourquoi tu le fais encore.

C’est peut-être le plus grand cliché du monde, de voir en ces lieux de transitions une métaphore lyrique de notre vie. Mais ce que je constate en vieillissant, c’est qu’aucune certitude absolue ne vient remplacer les questionnements et les doutes qui nous habitent tandis que nous sommes en train de nous former à l’adolescence et dans les débuts enivrants et irresponsables de l’âge adulte.

Tout le monde panique un peu. Tout le monde est un peu pris par les changements qui affectent les nouvelles générations: comment feront-ils, pensons-nous, pour affronter ce monde si changeant? Mais comment avons-nous fait, nous? À l’ère des débuts de l’Internet? de MTV? de la chute du mur de Berlin? De l’Holocauste? Des premiers téléphones?

J’ai cette vive impression que, puisque nous ne vivons qu’une seule fois, et que cette durée de vie est si limitée, nous vivons avec une vive impression d’unicité, et nous créons un rapport émotionnel particulièrement fort et relativement irrationnel à partir de nos expériences de jeunesse: ces expériences sont normalisées par un cerveau imaginant qu’il fait face à la normalité. Si nous vivions plus longtemps, aurait-on le temps de remarquer les redondances propres à ce lieu de transition qu’est la vie?

Mon rapport au réel a également changé: les phrases célèbres des émissions de ma jeunesse ne sont plus nécessairement des références pertinentes. Les chansons thèmes de mon adolescence sont reléguées soit aux oubliettes, soit aux archives nostalgiques du passé qui peuvent revivre le temps d’un clic vers le passé, mais qui ne revêtent aucune autre signification que le rappel absurde des tendances passées qui nous ont tant marqué et qui auront été enterrées avec tout le reste sous le sable du temps.

Vieillir, est-ce accepter une impertinence de plus en plus aigue? Est-ce regarder autour de soi avec un sentiment duel et contradictoire de déjà-vu et d’aliénation simultanée? Est-ce que c’est voir le familier et l’étrange se cotôyer devant des yeux blasés (au pire) ou continuellement émerveillés (espérons-le!)?

Un jour, Mad Men sera plus proche du passé qu’il racontait que de l’avenir qui l’écoutera. C’est déjà un peu le cas pour That 70’s show.

J’ignore où je vais vraiment avec ces réflexions éparses sur le passage inévitable du temps. Je radote. Je vieillis.