J’avais peur.
Le livre recommandé par Marc Beaupré dans ma quête vers les 500 livres était particulièrement sublime. Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, se présente comme une longue intrigue socio-politique, historique et personnelle, aussi merveilleusement documentée que racontée. Je craignais que le prochain livre sur ma liste, L’accordeur de silences, de Mia Couto, conseillé par l’auteure Kim Thúy, ne me laisse sur ma faim, ne pâlisse en comparaison à ce chef d’oeuvre épique de Yourcenar.
Quand j’ai demandé un conseil littéraire à Kim Thúy, elle a failli me conseiller un livre de Duras : L’amant. “Je ne me donne plus le droit de retourner à L’amant parce que je retomberais nécessairement dans les influences trop marquantes de Duras”, m’a-t-elle expliqué. “ Mais je retourne lire Mia Couto souvent sans craindre ce piège puisque je suis plus solide aujourd’hui. Je n’ai pas peur de ressembler à Couto.” Si Duras coule dans le sang de Kim Thúy, comme elle me le dit, Couto est une idole littéraire pour elle.
Bref, on s’éloigne, de justesse, de Duras, pour se rapprocher de Couto, et mes craintes en termes de qualités d’écriture sont rapidement dissipées par le style fondamentalement différent de Couto.
De là toute la beauté de l’art, en fait: la beauté n’est pas nécessairement comparative, et elle n’est même pas nécessairement complémentaire. Elle peut être parallèle, indépendante, unique. Si Mémoires d’Hadrien se lisait comme un roman historique personnalisé, L’accordeur de silences se lit plutôt comme un conte, comme une fable. En fait c’est un huis-clos, en quelques sortes: un père tyrannique traîne ses deux fils obéissants, un oncle relativement complice et un militaire fidèle dans une région désertée, au loin de leur pays d’origine (dont on ne connaîtra jamais le nom), pour exercer un règne tourmenté, injuste et délirant, le résultat déjanté de la mort mystérieuse de sa femme, cette mère absente pour ces deux frères en pleine crise.
Ce père tyrannique appellera cette petite communauté d’hommes “Jérusalem” et traitera toutes les femmes de putes, une douleur vive acquise à la mort de son épouse. Les frères, eux, tenteront la fuite, à quelques reprises, mais seront régulièrement punis, rabroués et humiliés par un père amer. L’oncle essaiera de lui faire voir la raison, mais rien dans le coeur détruit de ce pauvre homme ne lui permettra de détendre ses poings, d’abandonner la rancoeur qui habite son coeur.
C’est un beau livre, touchant, rempli d’images qui se lisent parfois comme des passages bibliques; imagées, au sens multiples, mais graves, fortes, profondes.
Je m’y suis vu, évidemment, comme un des fils, mais j’ignore lequel: celui qui est appelé à écouter le silence endormi de son père, comme privilège absurde du fils préféré, ou celui qui rage, dans la chambre d’à coté, et dont l’exclusion ponctuelle l’incite à l’éxil intentionnel. J’ai eu peur aussi d’être ce père, d’être ce fou qui construit une fiction autour de lui et qui, peu à peu, perd les plus proches autour de lui, ceux-là mêmes qui étaient capables de le suivre jusqu’en enfer.
Si la présence de quelques armes ou d’éléments de la modernité peut nous aider à placer ce livre dans le temps (entre un passé pas trop lointain et aujourd’hui), L’accordeur de silences reste particulièrement intemporel, universel, lisible et compréhensible dans n’importe quel contexte. Minimaliste, il s’impose comme une fable lucide qui pose un regard poétique et ferme sur un monde cruel et dans lequel, trop souvent, le tyran tombe, faute d’avoir écouté ses plus proches conseillers.
NdR: Merci à Marie-Ève Groulx qui m’a relevé une confusion personnelle dans le texte entre Duras et Yourcenar. Mea Maxima Culpa, c’est corrigé!
La quête
The Picture of Dorian Gray et Le Grand Partout
Cahier d’un retour au pays natal et Soumission
<>
Confusion entre Yourcenar et Duras? 😉
Marie-Eve.
Oh wow, merci, c’est corrigé! Quelle gaffe!