La journaliste Chantal Guy me justifie son conseil littéraire dans le cadre de ma quête vers les 500 livres lus: « J’aime bien proposer aussi aux jeunes hommes (!) Mars de Fritz Zorn. C’est un livre peu connu, mais il a changé ma vie, à un niveau plus personnel. Ce récit d’un jeune bourgeois en colère contre son milieu, convaincu que c’est ce milieu qui est la cause de son cancer, est un intense appel à vivre. »
Si certaines œuvres peuvent marquer de par une qualité esthétique indéniable, d’autres, de qualités égales ou même inférieures, peuvent marquer encore davantage, grâce à une sorte d’harmonie spirituelle entre l’émetteur et le récepteur. C’est un peu l’image que je me fais de Dany Laferrière – le lecteur, pas l’écrivain – qui répond à Borges dans son bain, et qui explique que la littérature est un dialogue décousu entre des morts et des vivants.
Mars m’a atteint à un niveau très personnel, au-delà même de ce que pouvait accomplir Philip Roth avec ses nombreux romans qui illustrent les tabous et les complexes des familles juives modernes. Pour Roth, comme pour Jerry Seinfeld, ou Woody Allen, ou Gad Elmaleh, le plaisir ne provient pas, de ma part, d’une observation anthropologique d’une culture étrangère racontée avec brio, mais plutôt de la fidélité envers l’éducation que j’ai connue. Mais ce type d’éducation, misant en grande partie sur la force suprême des tabous, n’est pas exclusives aux familles juives, ça se retrouve également au sein de la famille Zurichoise de Fritz Zorn, élevé dans un milieu bourgeois qu’il méprise avec une ardeur rigoureuse.
Tout est rigoureux, dans ce livre. L’amertume est rigoureuse. L’illustration de la nature dysfonctionnelle de sa famille est rigoureuse. On y comprend comment à la maison, presque tous les sujets humains étaient tabous (la sexualité, la politique, l’amour, la maladie), faisant de ce garçon sur-protégé un homme correct mais ennuyeux. Ayant vécu moi-même dans une famille stricte où le tabou faisait preuve d’autorité suprême dominant toutes les conversations familiales, j’ai pu m’identifier, fondamentalement, avec ce jeune homme, maladroit, isolé, curieux, étrange, qui voit en ses parents l’explication logique et implacable de son aliénation totale.
Si Mémoires d’Hadrien se sert d’un télescope sur une époque révolue, Mars use du microscope. Non pas pour mieux comprendre la nature médicale de ce cancer qui l’afflige, mais pour explorer la source première de son mal-être existentiel irréversible et total. C’est du lourd, mais c’est du lourd sublime, chaque phrase se dressant comme le barreau poli d’une prison impeccable. Plus on lit, plus l’auteur s’enlise dans cette histoire véridique de son malheur, apparemment inévitable si on se fie au récit qu’il présente.
Il y a des lourdeurs qu’on tolère davantage que d’autres, j’imagine. J’ai beaucoup de misère à regarder des films d’horreurs, même si ma sœur et mon beau-frère me font découvrir des chefs d’œuvre du genre de temps en temps. J’ai beaucoup de difficulté à regarder The Walking Dead. À chaque seconde de la misérable existence des personnages entourés d’horreur et de mort, je me demande comment les personnages font pour vouloir continuer de vivre dans de telles circonstances. Mais j’imagine que c’est une question formelle, puisque j’ai bien pu tolérer la misère étalée avec justesse et application à chaque page de ce livre trop exquis et merveilleusement raconté pour être déprimant.
J’imagine que la tolérance à l’horreur est une question de préférences esthétiques. Comme certains ne pourront pas lire du Nelly Arcan. Comme moi je ne peux pas regarder Hostel. Comme d’autres trouveront difficile la lecture de Mars, j’y vois l’illustration parfaite de la genèse d’un malheur. Et il n’y a rien de plus envoûtant que l’abime lorsqu’elle est bien racontée.
La quête
The Picture of Dorian Gray et Le Grand Partout
Cahier d’un retour au pays natal et Soumission
Après 30 en Suisse comme émigrante, j’ai découvre ce livre qui m’explique enfin tout le mystère de ce mur invisible contre lequel je ne pouvais même pas lutter. Ma gratitude est rempli d’admiration pour cet auteur qui a compris qu’il valait la peine d’écrire, que ses lignes seraient utiles, qu’il dévoilerai enfin le « secret » le mieux gardé…On demande aux émigrants de « s’intégrer », mais il faudrait savoir à quoi…surtout quand les même citoyens ne savent plus à quelle culture ils appartiennent, ou plus compliqué, comme il explique ce livre, ils ont tout fait pour ne pas appartenir à rien, même pas à la vie…c’est un livre de vérité, de paroles vraies.