L’an dernier, à peu près à la même date, deux chercheuses de l’Université Concordia et de l’UQAM, Geneviève Sicotte et Marie-Noëlle Aubertin, avaient pris pour prétexte le congrès de l’ACFAS afin de faire l’état du patrimoine culinaire québécois. Cette plénière que j’avais suivie avec intérêt confirmait par l’exemple ce que Claude Lévi-Strauss sous-entendait quand il disait que la cuisine est « un langage dans lequel chaque société code des messages qui lui permettent de signifier ce qu’elle est » (Lévi-Strauss, 1967, p.276). Ainsi, au-delà des pratiques culinaires relevées par Ève Dumas à la suite du colloque, il faut retenir ce que ces pratiques traduisent des valeurs québécoises. Par exemple, le sacro-saint souper en famille et les traditionnelles pizzas et bières à la suite d’un déménagement sont des illustrations concrètes de l’importance que nous accordons à nos liens familiaux et amicaux, et du caractère indéfectible que nous leur conférons: c’est par la mise à table que nous consacrons l’existence de ces liens ou que nous remercions la solidarité qu’ils ont fait naître. Tout ceci est fascinant. Assez, à tout le moins, pour que j’aie eu une petite crise d’urticaire quand Marie-Claude Lortie s’est empressée de déclarer, à la suite du même colloque, que notre gastronomie avait « bien des croûtes à manger« .
Vous ne serez pas surpris: je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas d’accord avec le fait que pour la juger, on compare la gastronomie d’une jeune société comme la nôtre à celle, millénaire, de la France. Je ne suis pas d’accord non plus quand elle dit que l’intérêt pour la tradition culinaire québécoise est trop neuf pour être considéré. Je ne suis pas du tout d’accord quand elle dit qu’on ne peut manger du poisson frais au bord du fleuve (il ne faut pas avoir cherché très loin pour en arriver à cette conclusion, parce que du très discret Restaurant du pêcheur à Bic au burlesque Capitaine Homard à Ste-Flavie, il y en a, des bons restos de poissons et de fruits de mer dans le Bas-du-Fleuve). Et surtout, je ne suis pas d’accord quand Madame Lortie affirme que « la profondeur de notre culture culinaire n’a rien de spectaculaire ».
Il faut au contraire comprendre comment notre patrimoine culinaire est né pour en apprécier la richesse. Dans un pays où les gens ont longtemps été en état de survivance, la frugalité est inhérente à notre patrimoine culinaire: « Le prix des denrées alimentaires, les fluctuations du marché libre, leur abondance, éventuellement leur rationnement, tout cela compose le visage de prospérité ou de pénurie [alimentaire] d’une société. […] D’un groupe social à l’autre, on ne consomme pas les mêmes produits, on ne les accommode pas de la même façon et on le absorbe pas en respectant le même code de manières de table. […] Dans chaque cuisine régionale, s’il y eut invention d’une manière de faire particulière, dont la signification ou les raisons ont ensuite été oubliées, c’est en règle générale pour répondre à une nécessité, à une loi du lieu. » (de Certeau, 1994, p.243-249). Et oui, il est possible que ces contraintes aient diminué l’éventail des possibles et même la qualité de ce qui constitue notre patrimoine culinaire. Mais c’est tant mieux: cela se reflète encore aujourd’hui dans les réinterprétations actuelles de nos plats typiques et démontre que notre cuisine possède encore une cohérence interne qui nous permet d’avoir encore accès à l’origine et à la fonction de ces plats. Pour un certain temps.
Un merveilleux exemple de cet effort pour maintenir la cohérence et la connaissance de notre patrimoine culinaire est le très beau livre Moutarde chou d’Émilie Villeneuve et Olivier Blouin, publié le 8 mai dernier aux éditions Cardinal. Dans un effort sans précédent pour retracer les histoires des meilleurs casse-croûtes au Québec (les auteurs se réservent un droit de regard sur cette affirmation: les meilleurs selon eux et il ne faut pas le prendre personnel si notre meilleur ne figure pas parmi les élus – je le dis parce qu’apparemment, certains chroniqueurs ont été bien déçus de ne pas y trouver leur propre patate préférée), Émilie et Olivier ont parcouru le Québec pour s’intéresser à ces drôles de cabanes rabibochées qui ornent nos bords de route. Les cantines étaient peut-être les grandes absentes du colloque sur la lecture du patrimoine culinaire québécois de l’an dernier. Qui peut honnêtement affirmer ne pas avoir de lien affectif avec une cantine quelconque (ou deux, ou trois, ou cinq, comme moi) ? C’est là un peu l’idée derrière Moutarde chou: à travers les propos des propriétaires de ces établissements et par le biais des superbes photos d’Olivier Blouin (je pense que je fus emballée pour la première fois de ma vie par un pare-choc de station wagon), « déterrer nos racines » et mettre en valeur « la créativité de ceux et celles […] qui façonnent le goût de nos souvenirs. » (Ce sont là les mots mêmes de l’introduction.)
J’ai embarqué dans Moutarde chou avec enthousiasme, d’abord peut-être parce que je me suis sentie fidèlement représentée par le livre. De la Cantine Bernard où ma mère nous amenait dîner après les pénibles avant-midis à l’école d’hygiène dentaire de St-Hyacinthe à la cantine Ross de Rimouski, en passant par la cantine Fortier d’Amqui, tous les lieux de mon enfance s’y trouvent. Il faut croire que mes parents avaient du goût, et que nous avons, par hasard, toujours mangé dans les meilleurs casse-croûtes du Québec. Malgré tout, ce qui m’a vivement intéressée dans le projet d’Émilie et d’Olivier, c’est le caractère sociologique du projet, le fait de s’attaquer à un pan de l’histoire culinaire du Québec qui a été trop peu mis en valeur – symptôme, peut-être, de notre attitude de petit peuple très prompt à renier ce qui fait notre singularité.
J’ai demandé aux auteurs ce qu’ils pensaient de cette idée de patrimoine culinaire québécois, de son existence ou non, et surtout, de la part que les cantines ont eu à y jouer. Pour Émilie, en plus du fait que les cantines servent exactement ce qui est abondant dans les régions où elles sont installées (des pommes de terre, du fromage frais, des clams, des crevettes nordiques et du homard dans le Bas-du-Fleuve, etc.), c’est le côté institutionnel qui ressort: « Souvent, les cantines sont de vrais points de rencontre dans les villages. Les gens se rassemblent là pour jaser en mangeant une patate. Ça va au-delà de la nourriture, c’est un pilier de la communauté. » Olivier comparait d’ailleurs ce phénomène à une sorte de micro-société constituée des clients, du personnel et des propriétaires des cantines. On peut donc supposer que la cantine est une pratique culturelle, au même titre que la cabane à sucre. Olivier va encore plus loin en disant que non seulement les cantines sont des institutions sociales, mais qu’elles sont aussi le reflet du langage architectural vernaculaire québécois: « Le clapboard, les bardeaux de bois qui ont besoin d’un coup de pinceau… Les cantines représentent aussi ce visage de nos campagnes qui est souvent méconnu des citadins. Et les propriétaires de cantines sont vieillissants, il n’y a pas de relève: les cantines sont appelées à disparaître. C’est une bonne chose qu’on essaie d’en préserver quelque chose. ». On en revient aux mots de Lévi-Strauss: la cuisine est un langage qui nous permet de signifier ce que nous sommes.
Si, comme moi, vous faites partie des gens qui pensent qu’il existe un patrimoine culinaire québécois, et que celui-ci s’exprime autant dans la rusticité de la cuisine des cantines que dans l’adoration monomaniaque de la qualité des produits professée par Normand Laprise, vous trouverez sûrement dans Moutarde chou des histoires réconfortantes et une bonne dose de nostalgie culinaire. Et si la souvenance est trop forte, et qu’il vous pogne un bon goût de hot dog moutarde chou, faites comme moi: profitez du week-end pour aller payer une visite à votre cantine préférée. Ce n’est pas parce que Rimouski, c’est loin de Montréal, qu’il faut s’empêcher de manger une guedille aux crevettes à la Cantine de la Gare !