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Silence, on bouffe !

Dans le dernier numéro du magazine Lucky Peach*, Elvis Mitchell et Anthony Bourdain s’interrogent sur le lien qui existe entre la nourriture et le cinéma, ou plus précisément, sur ce que la présence de nourriture à l’écran peut évoquer ou non dans certains films cultes américains, dont Diner de Barry Levinson. Bouffe et cinéma. Pourquoi personne n’y a pensé avant ? Les deux sont tellement intéressants d’un point de vue anthropologique que de les examiner côte à côte, en un même coup d’oeil, ne peut qu’offrir un portrait inédit d’une culture. Évidemment, certains films classiques du répertoire européen, comme La grande bouffe et Babettes gæstebud orbitent autour de la nourriture, mais le premier film qui me vient à l’esprit quand je pense à la bouffe au cinéma (et il est évidemment mentionné par Mitchell et Bourdain), c’est Goodfellas. En particulier, la scène où Henry, Pauly et Vinnie se préparent à souper en prison. En plus de l’abondance de fromages et de saucissons qui ne peut que me donner faim, c’est le soin maniaque avec lequel le personnage de Paul Sorvino émince l’ail, au moyen d’une lame de rasoir, qui me fascine. Cette scène est mythique pour moi, mais pas seulement pour moi: Andrew Carmellini, c’est-à-dire pas n’importe lequel des chefs new-yorkais, mentionne souvent, dans les listes d’ingrédients de son livre Urban Italian, des gousses d’ail « sliced Goodfella’s thin ». Le pouvoir du le cinéma sur notre imaginaire social.

Il y aurait de quoi tirer, juste de cette scène et d’une autre, tout aussi mythique, où Henry, Jimmy et Tommy passent à table en pleine nuit avec la mère de Tommy, alors qu’ils s’apprêtent à, disons, sonner le glas de Billy Batts, une véritable analyse sociologique, ne serait-ce que parce que chacune des deux scènes met en vedette l’un ou l’autre des parents de Martin Scorcese (Charles, son père, dans le rôle de Vinnie, et Catherine, sa mère, dans le rôle de la mère de Tommy). Nécessairement, le lien entre bouffe, tradition et filiation est ici lourd de sens, mais le but de ce billet n’est pas nécessairement d’explorer toutes les scènes de boustifaille dans Goodfellas (sinon, je vous parlerais aussi de la scène où Ray Liotta, complètement high sur la coke et conséquemment paranoïaque, prépare des boulettes de veau pour accueillir son frère de retour de l’hôpital en écoutant les bruits d’hélicoptères qui annoncent sa chute), mais plutôt de recentrer l’objectif. Existe-t-il, dans le cinéma québécois, des scènes également mythiques, où la bouffe est à l’honneur, et mise en valeur de manière à marquer l’imaginaire québécois ?

J’en ai discuté avec un collègue, et même si nous avons été capables de faire une liste extensive de films québécois qui gravitent autour de la bouffe, aucun d’entre eux ne nous a paru assez connu pour que les gens puissent y faire référence de la même manière que Andrew Carmellini fait référence à Goodfellas (sauf peut-être l’horrible scène entre Karine Vanasse et un pot de confiture dans Un homme et son péché, mais je ne veux même pas en parler). La preuve, c’est que le premier film auquel moi j’ai pensé, c’est Léolo de Jean-Claude Lauzon, un film qui ne s’intéresse pas tant à la nourriture qu’au produit de celle-ci (en tout cas, pour au moins un des protagonistes). Mais bon. Il y en a d’autres. Tout le monde se rappelle le petit garçon qui mange du Kentucky, non ?

Malheureusement, Pea Soup est un film tellement triste que je ne suis pas sûre que cette scène soit passée à l’histoire pour la bonne raison. Ni même que personne ne souhaite réellement qu’elle passe à l’histoire pour vrai. J’ai aussi pensé au Déclin de l’empire américain, dont toute la première partie, quoique relativement surréaliste, est vouée à la préparation d’un luxueux koulibiac, fièrement présenté par le personnage de Yves Jacques. Pour moi, cette scène trouve son dénouement quelque 17 ans plus tard, dans Les invasions barbares, quand Claude, revenu d’Italie, prépare des pâtes à la truffe noire que Rémy n’a malheureusement plus la force de manger.

Nous en avons relevé d’autres. La scène de bacchanale dans La bête lumineuse de Pierre Perrault, qui est l’occasion de toutes les déchéances pour Stéphane-Albert Boulais, ridiculisé par ses compagnons chasseurs et dont les sentiments de poète deviennent embarrassant même pour lui-même. (Ça commence à devenir épique à 16:30.)

Le Matou, au complet, plus ou moins. Le réveillon, dans Le Survenant de Érik Canuel, qui est probablement plus un document historique qu’une scène mémorable (et ce, même si toute personne qui me connaît le moindrement sait que je capote sur la grande main en étoile du Survenant, mais c’est plus beau dans le livre de toute façon). L’eau chaude, l’eau frette d’André Forcier, et le personnage de la cantinière, qui a toutes les qualités de la Carmen du Rapido du Plateau, en plus de faire du très bon fudge. Truffe, de Kim Nguyen. Le très long traveling dans la cuisine du camp des Bûcherons de la Manouane d’Arthur Lamothe. Mais rien qui n’explore aussi viscéralement le lien entre nos origines, notre nourriture et notre cinéma comme le font des films comme Tampopo, Eat Drink Man Woman ou Fried Green Tomatoes.

Cette impuissance qu’a le cinéma québécois à mythifier notre patrimoine gastronomique ou à créer des scènes légendaires avec notre nourriture est bien curieuse. Le cinéma italien est tellement proche de ses traditions gastronomiques qu’il en a même fait un genre cinématographique, le Western Spaghetti. Pourquoi ne sommes-nous pas aussi proches de nos racines ? Tout ceci me rappelle le bien triste billet de Marie-Claude Lortie qui contestait l’existence d’une vraie gastronomie québécoise et reléguait tout notre patrimoine gastronomique à la poutine et aux cretons (j’espère que les artisans fromagers et les producteurs de gibier québécois se sont sentis insultés, parce que moi, je l’étais). Or, l’absence de regard cinématographique que nous avons sur notre nourriture trahit peut-être plus notre identité culturelle que je ne voudrais le croire. Est-ce encore un signe que les Québécois n’ont pas grand-chose à faire de s’affirmer et de reconnaître leur spécificité ? J’espère bien que non.

 

 

*Au cas où vous n’auriez jamais mis la main sur ce magazine, je ne peux que vous exhorter de le faire. Il s’agit, grosso modo, de ce qui pourrait faire office de magazine de porn chez les food geeks: chaque numéro explore un thème particulier au moyen d’articles de fond, de photos, de dessins, de bande-dessinées, de récits de voyages et de recettes compliquées. Et comme la moitié des articles sont écrits par des chefs, langage grossier et blagues salaces sont aussi au rendez-vous. C’est fantastique.