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Quand le français est un véhicule idéologique dans lequel je n’embarque pas

Dans le dernier billet qu’elle m’offre en guise de réponse au Petit traité de mythologie canayienne sur le « bon parler français », Mélanie Robert ouvre la discussion en s’autoproclamant pamphlétaire. Soit, jouons le jeu. Mais rappelons d’abord que « pamphlet » porte une connotation (souvent) péjorative  pour désigner un texte court et virulent qui s’en prend à l’ordre établi. Je ne suis pas certaine qu’elle s’en prenne à l’ordre établi autant qu’elle cherche à établir un ordre où des mots comme « bungalow » ne la feraient plus grincer des dents. Ceci dit, ce n’est pas parce qu’on bourre un texte d’inanités auxquelles quelques personnes décident de répondre, non pas tant pour livrer bataille que par altruisme, qu’il y a écrit pamphlétaire. Autrement dit, si Mme Robert entre en scène toute nue parce qu’elle a oublié d’enfiler son costume et que quelques personnes en arrière scène lui lancent des couvertes, il y a là, tout au plus, une provocation involontaire de sa part.

Commençons par le titre du billet de Mme Robert où elle évoque le franglais comme un « fétiche », comparaison qu’elle se garde bien de développer dans son texte. Qu’entend-elle exactement par « fétiche »? La langue n’est pas un objet auquel on voue un culte, elle n’est pas un objet tout court en fait. Elle est un rapport entre des personnes, une relation de partage qui établit un lien de communication entre les sujets parlant. La langue parlée n’est soumise à aucune règle, sinon celle de se faire comprendre par son interlocuteur. Parler, c’est s’adresser à quelqu’un, aller vers autrui et ça ne se fait pas avec une grammaire prise en travers de la gorge. Ce n’est que parce que Mme Robert réifie elle-même la langue dans une idéologie qu’elle peut en faire le support d’un culte imaginaire. D’ailleurs, il est à se demander si ce culte, faute d’être celui du « franglais », ne serait pas celui de son propre nationalisme résorbé dans un débat sur la langue.

L’écrivain est libre, bâillonnons les autres!

Non, mais! Quel drôle d’argument! Alors, selon Mme Robert, l’écrivain serait libre d’user de la langue comme bon lui semble, mais pas le reste du bon peuple dont on devrait encabaner l’expression courante dans un français correct. Une liberté dont les écrivains ne jouiraient d’ailleurs que dans les pays démocratiques. C’est une chance extraordinaire, dans ce cas, que Sony Labou-Tansi, écrivain congolais mort en 1995, (par exemple), ne se soit pas empêché de jouer avec la langue française parce qu’il écrivait dans la pas trop démocratique République du Congo. Ma collègue ne fait donc pas la différence entre la liberté de dire et la liberté du comment le dire. Elle cache que la liberté n’est pas un droit acquis des pays démocratiques, elle se prend et se préserve.

Il y a, bien sûr, une différence entre la langue parlée et la langue écrite. Mais ce n’est pas parce que nous écrivons la langue que le franglais ne nous concerne pas. Pourquoi chercher à écrire une parole, si cette parole était proscrite du langage parlé? Tout comme il n’y aurait eu aucun intérêt à écrire un joual qui n’aurait été la langue du quotidien de personne. Il n’y a rien de bizarre à ce qu’un écrivain réponde de sa posture d’écrivain dans un débat sur le français puisque la langue est son outil de travail et que ces questions le concernent. L’écrivain n’est pas plus libre que ne l’est le plombier, dans son utilisation de la langue, car il se doit de la maîtriser pour l’écrire. Exclure l’écrivain du débat sur le français, c’est non seulement le priver de s’exprimer sur son média, mais c’est aussi sous-entendre qu’il ne parle pas comme tout le monde et stigmatiser le fait qu’il est un des vecteurs de la conservation de la culture et de la langue.

Écrire est un combat contre l’insuffisance de la langue, contre ses lacunes et contre ses sangles. Écrire, c’est faire éclater les structures pour retrouver ce qui vibre au fond des mots, c’est tordre les contraintes pour faire résonner la musique de la syntaxe, c’est donner des coups de hache dans la ponctuation pour faire jaillir l’émotion sur une page. Et c’est de ce combat et de ces fractures que naissent de nouveaux mots, que des expressions se fixent dans la langue et qu’une culture se meut.

L’obligation de parler ou d’écrire un français correct en « situation minoritaire » n’a rien de « résistant » ou « d’altermondialiste », ce n’est qu’aplatir une idéologie à même une langue pour la faire agoniser de sa belle mort. C’est dans sa rigidité qu’une langue ne s’adapte plus au quotidien et qu’elle cesse d’être parlée. L’anglophobie est présente dans un certain discours nationaliste. Ce n’est pas « assommer la résistance » que de le souligner, ce n’est même pas de la résistance d’être anglophobe, c’est une inadéquation à la réalité de notre culture pour transformer en victime le colonisateur colonisé et c’est une incapacité à penser un projet de société qui inclut les multiples facettes de notre identité qui n’est pas « proprement » francophone. Ce qui fait de nous une culture dépasse la langue.

Langue & idéologie

Être résistant, c’est d’abord reconnaître un épouvantail avant de prendre peur et d’aller se cacher au panier. Les langues ne meurent pas en en côtoyant d’autres, elles évoluent. Même le latin ou le grec ancien se sont dérivés pour survivre, quelque part à la racine de nos mots.

Aussi, ce n’est pas en cessant de dire « latté » qu’on s’oppose au fascisme, parce que selon la logique de Mme Robert, si l’anglais est la langue du néolibéralisme, l’italien est sans doute la langue du fascisme. Je courtise le point de Godwin, mais non, ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas définir une langue selon les idéologies qu’elle a vu naître. C’est absurde. L’anglais n’est pas plus la langue du néolibéralisme, que l’allemand n’est la langue du nazisme ou le russe la langue du communisme. Chomsky n’est pas un petit peu moins engagé parce qu’il est américain et Bukowski ne fait pas danser Ronald McDonald dans ses vers. Le français a été la langue de communication scientifique, intellectuelle, commerciale et diplomatique au XVIIe, XVIIIe et au début du XIXe siècle, faut-il pour autant le targuer d’être la langue du mercantilisme? Franchement…

Le français est loin d’être au bord du gouffre. Une langue est dite « morte » quand plus personne ne la parle. Le français est la quatrième langue la plus parlée dans le monde avec 520 millions d’utilisateurs, juste après le mandarin, l’anglais et le hindi. On m’objectera bien sûr que le contexte nord-américain nous isole et menace notre langue, mais nous sommes tous et toutes isolé-es dans nos tours de Babel. Nous pouvons, évidemment, mettre en place des structures pour protéger notre langue, cependant ce n’est pas en nous la coupant sous le tranchant des grammaires que nous la sauverons, mais plutôt en la rendant « sexy », en donnant envie de se la rouler en bouche, et ça, il n’y a rien comme la littérature pour apprendre à savourer une langue. Donc, encore une fois, en excluant l’écrivain du débat sur la langue, sous prétexte de sa soi-disant liberté, c’est toute cette richesse du français, cette beauté et cette sensualité, que Mme Robert exclut du débat. Pour une ancienne étudiante en études littéraires, c’est une vision bien restrictive de la littérature que la sienne.

Ensuite, Mme Robert mélange les notions de mondialisation et de locution, et prêche par la peur des goulags-réserves où nous réhabiliterons les insoumis, et le franglais devient le bilinguisme, et le bilinguisme devient idéologie. Je ne sais pas trop par quel tour de magie paranoïaque tout ça s’entremêle… et merde! Je parle quatre langues. À quel genre d’idéologies puissance quatre suis-je soumise dans mon français acculturé, mondialisé, mon dialecte de polyglottisme?

Je ne sais pas trop comment, non plus, Mme Robert en vient à agiter le monstre Jean Charest, sorti de nulle part pour effrayer nos plaies encore fraiches du printemps, tout en reléguant le provincialisme à une langue barbare. Or, c’est un intéressant oxymore en soi. « Provincialisme » désigne une façon de parler particulière à une province ainsi qu’un sentiment d’appartenance à celle-ci. « Barbare », quant à lui, est d’origine indo-européenne : du latin barbarus — lui-même dérivé du grec ancien βάρϐαρος (bárbaros) — et du sanskrit बर्बराह (barbarāha), pour déterminer les peuples non-aryens. On le rapproche du français « borborygme », car il qualifierait le langage incompréhensible des étrangers. Si c’est l’idée péjorative que Mme Robert se fait du français de la Belle Province, elle ferait peut-être mieux de déménager en France.

Quant à moi, j’affirme la force de notre dialecte, un français tout à fait français, pas barbare du tout, mais aussi singulier que l’est notre culture. Si je dis « ça fait du sens ce que tu dis » (de it makes sens) à un anglophone qui ne parle pas français, il n’entendra que du français. Tout comme ce « définitivement » qui se glisse partout, à tort et à travers, n’est pas « definitely ». L’autre matin, Fiston me dis : « Maman! J’ai levelupé. » Ça ne veut rien dire pour un anglophone. Ce qu’il a fait, Fiston, c’est un verbe français à partir du mot anglais qui lui est apparu à l’écran de ses jeux en ligne. Intuitivement, il a avalé l’anglais pour en faire un mot français, il a donc soumis la langue étrangère à la sienne et, en cela, il est résistant. Il fait preuve de créativité pour parler dans sa langue, même si les signes qui lui apparaissent ne sont pas les siens, il s’affranchit en les remodelant.

Une identité bâtie à la négative du type « je suis francophone donc je n’utilise pas de mot anglais » est une identité fondée sur l’exclusion. Or, une société ne se consolide pas sur l’exclusion.

La langue de la pensée

Pendant un temps, il était de bon ton de réduire la pensée à la langue. C’est excessivement pratique, dans le discours idéologique, de dire qu’une « langue façonne la pensée ». Pratique pour hiérarchiser une société et faire la morale. Pratique pour s’ériger en autorité et porter un jugement visant à « minoriser une minorité ». Cette façon de penser est non seulement discutable, mais carrément dangereuse. C’est une définition qui prend pour acquis que l’intelligence d’une personne se résume au vocabulaire qu’elle maîtrise, ce qui est méprisant et peut donner lieu à toutes sortes de dérapages.

La pensée ne se mesure pas. Jean-Luc Godard disait, dans je ne me souviens plus quel film : « La pensée, on ne saura jamais en quoi exactement elle consiste. » Chose certaine, elle ne se mesure pas, quantitativement, au nombre de mots français qu’on utilise, ni aux autres langues qui viennent la courtiser. La pensée est tissée d’affects, de réflexes, de sentiments, de pulsions, d’images, d’indicible, de souvenirs, d’imagination, de rêves, de délires, etc. Le langage n’est que sa surface, sa part d’inter-dit et d’interdits.

Pour le reste, ce serait une tâche titanesque que d’essayer de répondre à toutes les contradictions, tautologies d’évidences évidentes, de préjugés, de raisonnements fallacieux, d’inepties et de logiques frauduleuses qui circulent dans le texte de ma collègue comme dans un cercle vicieux. Il suffit de comprendre qu’elle joue sur le code d’une pureté illusoirement nuancée pour faire de la langue le véhicule d’une idéologie nationaliste. Pour démanteler ses arguments, il s’agit plus de faire la preuve par l’absurde que d’amorcer une réelle réflexion.

Merci Ianik Marcil, mon chaton-licorne en sucre d’orge. S’il reste des fautes, c’est de la sienne! 😉