Il y a quelques années, en lisant une biographie sur Henri Bourrassa (l’homme sur la photo à gauche), j’étais à la fois amusé et fasciné par la position du fondateur du Devoir. D’une part, il était député. D’autre part, non seulement il était le patron d’un journal, mais il écrivait des éditoriaux et donnait des commandes à ses journalistes. Ses combats devenaient ceux du Devoir.
Aujourd’hui, on ne verrait plus ça – non, Pierre-Karl, tu ne peux pas t’y référer pour ta propre situation. Plusieurs journaux à cette époque appartenaient à un parti politique, ou s’affichaient publiquement pour l’un ou l’autre. Vous me direz que Desmarais et La Presse ont une ligne claire, mais ils sont plus subtils que ce l’était à l’époque et la ligne éditoriale ne transparait pas dans la salle d’information. Normalement. Depuis, l’objectivité à l’américaine a pris le dessus dans les médias.
Si je suis d’accord avec ses grands principes, l’objectivité m’énerve en même temps. Le terrain glisse trop souvent. En fait, l’information surfe sur une dérape qui grossit de plus en plus.
Il y a des cas qui ne sont pas évidents. Par exemple, dans un conflit, trier ou juger de la valeur des arguments des différents camps peut-elle se faire objectivement? Même en étant témoin de l’événement, un conflit repose à la fois sur des faits et des impressions. Tu fais comment pour être objectif avec des impressions? Tu les mets toutes? Une tasse d’impressions négatives, une tasse d’un point de vue opposé, et hop! Un gâteau d’information!
C’est là, justement, la source du glissement de terrain. Il y a un réflexe de refuser de réfléchir sur ce que l’on a, et, pour des principes d’objectivité, de laisser la parole à tous les camps. On croit servir l’objectivité. La saleté reste sur les protagonistes et le journaliste s’en lave les mains.
Prenons le réchauffement climatique. Peut-on vraiment mettre sur un pied d’égalité les arguments des climatologues et des climatosceptiques? Les médias ont le réflexe d’inviter une personne «contre» les études qui parlent du réchauffement, motivés par l’objectivité et d’être «neutre», de donner une voix à tous. De plus en plus de journalistes et scientifiques dénoncent cette «égalité», comme Valérie Borde: «je persiste à penser qu’il est totalement irresponsable de propager dans un média largement diffusé des idées aussi fausses à propos du travail des chercheurs d’une part, et de l’état des connaissances scientifiques sur les changements climatiques d’autre part.»
On a tellement peur de se faire accuser de prendre pour l’autre gang, qu’on ne s’interroge pas sur les propos de l’autre point de vue, pensant bien faire son travail.
Si les médias de masse avaient existé au 16e siècle, auraient-ils invité un groupe de personnes persuadées que la Terre n’est pas ronde devant l’équipage de Magellan après son tour du globe?
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Lors de la Journée d’étude sur la radiophonie québécoise, Chantal Francoeur parlait du dilemme auquel font face les journalistes lorsqu’ils couvrent Stephen Harper. La grande question: comment couvrir la nouvelle lorsque, parfois, c’est tout sauf la nouvelle, qui est pertinente.
Les points de presse du premier ministre, par exemple, sont parfois un simulacre. Les questions sont filtrées, limitées. Ses ministres peuvent répondre qu’ils sont de fiers Canadiens alors que la question portait sur la gestion d’un conflit ou sur les impacts d’une mesure fiscale – le tout avec un sourire radieux. La nouvelle n’est plus le point de presse, mais le fait que le ministre ou le premier ministre refuse de répondre aux questions des journalistes et de faire face à la musique.
Le journaliste est coincé. D’un côté, dénoncer la manière dont Stephen Harper traite les médias, ou même boycotter ses points de presse, ça peut être vu comme subjectif, ou anti-conservateur. Écrire dans un article «j’ai tenté d’obtenir une réponse, mais je n’ai qu’une réponse sur le beau temps» paraîtra biaisé. Plusieurs s’en trouveraient de lui reprocher. D’un autre côté, couvrir ces points de presse leur donne de la crédibilité. Dans notre vision de l’objectivité, un chroniqueur peut dénoncer ça, pas un journaliste.
Cul-de-sac de l’objectivité. Il devient complice ou se fait pointer du doigt. Plus sournoisement encore, si un seul média seulement n’accepte plus cette manière de faire, les autres le feront, et ce média n’aura pas l’air de se tenir debout, mais de ne pas faire son travail.
Et les Conservateurs profitent de cette faille! Et le pire, c’est que les Conservateurs influencent trop de gens en communication en politique, en ce moment.
Dans le Devoir du 29 janvier, on y retrouve un texte d’un politologue sur les façons de faire du maire de Saguenay, Jean Tremblay. Il y dénonce les méthodes discutables du maire Tremblay de faire taire l’opposition au conseil de ville, qu’elles proviennent d’élus ou de citoyens. Ce commentaire à la suite de l’article sur les réseaux sociaux: pourquoi personne ne dénonce ça?
D’une part parce que le maire de Saguenay règne au conseil de ville, l’opposition commence à s’organiser. Difficile dans un petit milieu de dénoncer quand un maire contrôle tout, influence tout, sans se peinturer dans un coin. Ensuite, parce que les journalistes sont pris dans le cercle vicieux de l’objectivité et du rythme de production – et de la routine, aussi.
Prenons une séance où deux ou trois importantes décisions sont prises sur des infrastructures, ou sur le budget annuel. L’article portera là-dessus. Si un citoyen ou un conseiller se fait varloper ou se fait brimer dans un droit de parole légitime, il ne restera pas beaucoup de place pour en parler dans l’article – sauf si ça vire en gala de lutte. Et si ça devient routinier, bien, les médias ne parlent pas des trucs routiniers. On va donc attendre qu’un chroniqueur en parle. Ou Enquête.
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L’automne dernier, j’ai réalisé un reportage sur un dossier chaud, ce genre de sujets qui divisent profondément une population. Un des intervenants m’a réécrit après coup pour se plaindre que j’avais retenu qu’un seul de ses arguments, alors que j’en avais gardé deux ou trois d’un «adversaire». Mais ses arguments n’en étaient pas. Traiter un des porte-paroles de l’autre camp de «BS» ou de «bloqueur de projets», ce n’est pas un argument. Répondre que l’autre camp ne sera jamais satisfait des résultats au lieu de m’expliquer tes propres critères en santé publique, ce n’est pas un argument. Me dire que des victimes d’effets collatéraux négatifs à un projet n’avaient qu’à ne pas vivre là, ce n’est pas un argument. Même que je lui rendais service en gardant ça pour moi.
Pour lui, j’étais biaisé. En effet, j’ai un biais pour l’intelligence. Des fois, je cite la connerie, pour que les gens puissent juger eux-mêmes de la connerie d’une personne. Pourtant, j’ai l’impression que plusieurs journalistes ne font pas ce filtre-là. Ils vont s’assurer d’avoir un beau ratio de 50/50 de pour et contre, qu’importe si ce qui est dit est intelligent, pertinent et cohérent.
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Récemment, CareerCast disait que le journalisme était le pire emploi sur 200 en perspectives d’avenir. Depuis plusieurs années, différents sondages évoquent l’érosion de la confiance du public envers les journalistes. Il y a plusieurs facteurs. L’une d’elles: on prend les gens pour des cons. C’est normal qu’il y ait des médias qui soient plus populistes, qui veuillent à tout prix susciter le clic, avec des palmarès niaiseux et des titres accrocheurs, mais ce n’est pas normal que tous tendent vers ça. Y compris le service public! Mediapart fonctionne super bien. Nouveau Projet aussi. Pas obligé de tous aller vers CHOI ou BuzzFeed. Une industrie en santé est une industrie diversifiée.
Tout ça n’aide pas la crédibilité du journaliste. Plusieurs lecteurs et auditeurs ne peuvent plus faire la différence entre un chroniqueur, un animateur, un journaliste, un blogueur et un producteur de contenu. Et là, attention, chacun de ces genres peut être fait avec brio (ou de manière déprimante), mais ils ont surtout un rôle et une méthodologie différente.
Aide-toi, journaliste. Le principal facteur de la baisse de notre crédibilité, c’est nous!
Prenons le cas de la récente série de grèves étudiantes. Je n’ai pas vu beaucoup de bons reportages sur le dossier. Chaque fois que j’écoutais une entrevue ou lisais un texte là-dessus, il me restait une tonne de questions à la fin. Manque de mise en contexte, manque de diversité, manque de remise en question, manque de contenu.
Bien que je ne sois pas d’accord avec cette stratégie, je comprends que plusieurs étudiants refusent de parler aux médias. Il faut dialoguer dans un conflit. C’est tendu, les émotions sont vives. Va au-delà des affiches, des porte-paroles, prends le pouls pour vrai. Ce n’est pas un fait divers. Ce n’est pas un fan du Canadien débordant de liesse et de boisson qui est dans la rue, ce sont des jeunes et des moins jeunes qui veulent faire valoir leur opinion. Offre les outils pour que le public puisse comprendre et non pas simplement énumérer les actions et les slogans. C’est comme si une critique de spectacle se limitait à la liste des chansons et du nom des musiciens.
Pourquoi la police agit-elle ainsi? Pourquoi cette stratégie? Pourquoi le climat est si tendu? Pourquoi les étudiants optent-ils pour cette façon de faire? Pourquoi revendiquent-ils ceci? Tu trouves que le message n’est pas clair? Éclaircis-le, c’est ta job de comprendre ça pour le public!
N’importe qui peut faire une liste d’épicerie et décrire ce qu’il voit. Le journaliste est censé être un professionnel de l’information. Il est là pour expliquer, pour vulgariser, pour remâcher tout ça et nous le mettre en contexte. Qui est allé rencontrer un spécialiste des mouvements citoyens et des manifestations à part Infoman? Si on ne fait qu’énumérer, comment veux-tu qu’on nous accorde une crédibilité?
On passe plus de temps à comprendre et à analyser un seul match du Canadien que toute une série de grèves étudiantes! J’ai mal!
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Je te trouve mou, collègue. Trop souvent. Je ne te demande pas de toujours être sérieux, j’aime bien la légèreté moi aussi. Chaque semaine je fais un questionnaire niaiseux avec un artiste. Mais je fais aussi des entrevues de fonds. Le truc, c’est d’avoir un équilibre dans tout ça. Un moment donné, juste du sucré, ça donne mal au coeur, et juste du concentré donne mal à la tête.
Tu t’en fais aussi passer des petites vite et des fois, on dirait que tu aimes ça. Tu penses avoir bien fait ton travail parce que tu as eu des clics, beaucoup de partages ou même un trophée Artis, mais non, tu ne sers pas l’information publique, comme McDonald ne sert pas l’alimentation. Je ne sais pas pour toi, mais moi, je n’aime pas faire rire de moi.
Voilà ce qui s’appelle se vider le coeur!
En espérant que tous ces beaux principes que vous nous faites partager ne soient pas tombés dans l’oreille d’un sourd…
« … mais il écrivait des éditoriaux et donnaient des commandes à ses journalistes. »
J’aime mieux un journaliste mou qu’un journaliste qui ne sait pas écrire.
Merci, je corrige.
Et je remarque aussi une certaine paresse, qui va aussi dans le sens de « l’objectivité » (au sens le plus vide du terme): Rapporter les évènements sans rapporter les causes.
On décrit une manif, mais on n’explique pas le pourquoi. Ce qui donne l’impression que les gens manifestent pour manifester, sans raison.
Et à chaque fois avec une absence totale de chronologie: Une partie des évènements est rapportée, dans les désordre chronologique total.
Un reportage qui résumerait la portion guerre du Pacifique de la Seconde Guerre Mondiale pourrait très bien commencer par parler des bombes de Hiroshima et de Nagasaki, pour ensuite passer et conclure par Pearl Harbor. Donnant l’impression que toute la guerre se résume à ces deux évènements et que le Japon a attaqué la flotte états-unienne en représailles aux bombardement atomique.
Et on se contente de rapporter les propos officiels des ministres et autres hauts placés, sans souligner les contradictions flagrantes entre ces propos et la réalité (o même entre leurs propres propos), donnant tout latitude à la novlangue de s’installer.
On peut maintenir le ministère de l’éducation avec un des plus bas taux de croissance de tous les ministères (et de l’histoire des dernières décennies), en-deçà de l’inflation et de la croissance de population, tout en affirmant que l »L’Éducation est une priorité » sans que cela suscite la moindre réaction chez le journaliste courroie de transmission du pouvoir.
Ou que la « dignité des personnes âgées est au centre des préoccupation » du ministre qui déclare qu’un bain par semaine est suffisant et que 2 ou 3 lavages à l’éponge est plus « performant ».
Est-ce vraiment la peur de ne pas passer pour « objectif » ou par crainte des hauts dirigeants ? Un journaliste qui « critique » un gouvernement ne sera plus invité à couvrir les évènements et possiblement que son média ne pourra en envoyer un autre. Et les « scoops » leur seront refusés.
Bien sûr, il y a aussi une question de revenus. Je suis conscient que de plus en plus les médias, privés comme publics, jonglent avec des revenus décroissants et se font la guerre aux annonceurs. Ce qui conduit à couper dans les enquêtes (coûteuses et longues) au profit des reportages rapides et surtout des chroniqueurs, surtout ceux qui sont « spécialisés en tout », parce qu’ils coûtent moins cher et attirent un large public lui-même pressé par la vie moderne. Et que les journalistes doivent fournir le plus de matière possible dans les délais les plus brefs.
Sans oublier les implications politiques de la concentration de la presse entre deux groupes financiers et Radio-Canada, lui-même avec un CA complètement noyauté par des proches de Harper.
Et tout ce beau monde de dirigeant traite l’information comme une usine à saucisses, étant tous des gestionnaires-financiers.
Quand on sait que Hubert Lacroix PDG de R-C, face à des subalternes (aujourd’hui expulsés) qui prétendaient que « Radio-Canada est un instrument de démocratie et de culture » leur répondaient qu’il ne comprenait pas cette affirmation ! Parce que, dit-il, « Radio-Canada est une business ».