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Les médias et l’anormalité

Pendant que je l’interviewais, et je pense bien qu’il l’a répété à bien d’autres aussi, l’humoriste Fred Dubé m’a dit quelque chose du genre: «Les humoristes qui commencent leur blague en disant qu’ils sont allés au centre d’achat avec leur voiture pour acheter tel machin prennent autant position que moi.» Pour ceux qui ne le connaissent pas, disons que Fred Dubé aime bien, avec son humour, pointer du doigt les travers de notre société de consommation.

Pour résumer cette pensée, disons que pour Fred Dubé, être dans le moule et s’en vanter est une prise de position aussi forte que dénoncer le moule.

Cette phrase me revient souvent en tête. Encore plus depuis quelques semaines, alors que je viens de lire «Une juste colère» de Martin Forgues et que j’ai assisté à un atelier sur la relation entre les médias et les milieux militants.

Dans «Une juste colère», Martin Forgues nous parle de Gil Courtemanche, journaliste indigné parmi les indignés. Il réfléchit aussi sur la place de la neutralité dans le journalisme avec cette question: sert-elle toujours l’intérêt public? Un essai pamphlétaire pour un journalisme qui épouse la justice. Martin Forgues cite Albert Londres: «Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.»

Contraintes de temps? Surcharge de travail avec la multiplication des plateformes? Course à l’audimat? Sensationnalisme? Paresse? Usine à saucisse? Les raisons varient et sont rarement uniques, mais tous les jours nous voyons des reportages qui se contentent de décrire une situation, comme on décrit un match de hockey, plutôt que de creuser ce qu’il y a derrière. Pourquoi les gens manifestent? Pourquoi ce crime financier est-il possible? Quel est impact du projet de Loi 70 pour ceux qui la subiront?

Il se fait encore du très bon journalisme, mais il s’en fait aussi du mauvais. Mon propre bilan de mauvais et de bon ne doit pas être mieux – n’allez pas croire que je me mets au-dessus de la mêlée!

Pourtant, il est rare que je tombe sur des journalistes qui n’ont pas cet idéal. Certains sont paresseux, d’autres confondent journalisme et vedettariat, mais la majorité semble le faire pour cet idéal de quête de la vérité.

Depuis un certain moment, j’ai l’impression qu’une partie du problème provient d’une trop grande homogénéité dans le milieu médiatique.

Je serais curieux de faire un profil sociologique des journalistes. Elle ne doit pas du tout être similaire à celle de l’ensemble du Québec. Par exemple, combien de journalistes ont déjà été sur l’aide sociale? Combien n’ont pas d’études universitaires? Combien ont déjà milité dans un mouvement ou un parti? Combien sont des immigrants? Combien sont musulmans? Combien ont un handicap? Combien ont vécu dans la rue? Combien proviennent d’une famille aisée? Combien sont transgenres?

Certains de ces profilages viennent avec le métier. La plupart des journalistes ont étudié à l’université. C’est maintenant un prérequis. Je suis une rare exception. Mes questions n’ont pas l’objectif de reprocher le profil des journalistes, mais je pense que le terrain glissant de la neutralité que je remarque depuis quelques années est en partie relié à l’homogénéité de la meute journalistique.

On parle de ce qu’on connait. Certaines injustices ne peuvent être comprises que lorsqu’on l’a vécu. Certaines situations inacceptables ne surgissent dans les médias que lorsqu’un journaliste y est confronté.

Les médias ont en général de la difficulté avec ce qui sort de la norme. Difficulté à en parler. À le saisir. Et les artisans médiatiques sont en général pas mal dans la norme. Coïncidence?

Pendant l’atelier donné par Subvercité sur les médias et les milieux militants, j’ai vu un fossé. D’un côté, plusieurs militants et militantes n’ont aucune idée comment fonctionne un média. Je salue d’ailleurs les deux conférenciers, Nicolas Lefebvre-Legault et David Gagnon, qui ont bien présenté le système digestif du monstre. Mais ce manque de compréhension, normale à bien des égards, est souvent la source de complots imaginaires dans la tête de certains militants et militantes.

De l’autre côté du fossé, toutefois, il y a des journalistes qui ne comprennent absolument rien au milieu militant. Autant leur fonctionnement que leur revendication. En tant que citoyens, ils sont complètement déconnectés de cette réalité. Parfois ils font très bien leur travail quand même, parfois la couverture est ridicule, frustrant les militants et militantes.

Pendant plusieurs années, j’ai eu l’impression que je devais cacher à mes collègues que j’étais anarchiste (entre autres). Comme si ma vision politique était automatiquement un plus gros biais que mes collègues qui croient en notre système actuel. C’est pourtant absurde. Être anarchiste ne me transforme pas de facto en un journaliste moins neutre qu’un journaliste votant pour le PLQ ou souverainiste. Dans la mesure que je ne vais pas militer dans la rue et je ne fais pas plus d’actions politiques qu’eux. Il y a une distinction entre avoir des idéaux et être militant.

Et c’est là que j’en reviens à la phrase de Fred Dubé. Un journaliste qui ne remet absolument rien en question, qui ne fait que relater des discours sans les remettre en question, même lorsque le ministre dit une ânerie, ou lorsque telle représentante fait dans la cassette ou la bullshit, est-il vraiment neutre? Est-ce que derrière cette neutralité ne se cache pas une forme d’acceptation? Ne devrait-on pas être indigné de relayer des cassettes? Le journaliste n’a pas à donner son opinion, mais ce n’est pas juste un perroquet non plus! Pas besoin de faire de l’enquête pour «mettre sa plume dans la plaie». Réfléchir et remettre en doute les éléments qu’on nous présente devrait être l’abc du journalisme.

Est-ce que le fait d’être dans la «norme» et de l’afficher, consciemment ou non, est en soi moins pire qu’être marginal? Parce qu’on en revient un peu à cette question.

On va reprocher à un journaliste d’afficher son anormalité, ayant peur pour son biais, mais on ne craint pas le journaliste qui épouse la normalité.

Pourquoi ne pas croire en l’autorité est-il plus biaisé que de croire à l’ordre public? En quoi ne pas croire à l’actuel système politique serait plus dangereux qu’un journaliste qui y croit? Pourquoi un journaliste socialiste serait plus biaisé qu’un journaliste capitaliste? Pourquoi un journaliste écologiste serait plus à surveiller qu’un journaliste pro-pétrole?

La réponse théorique, c’est que ce ne sont pas les idéaux qui sont dangereux pour la rigueur ou l’objectivité journalistique, mais bien la manière dont le journaliste travaille. Néanmoins, dès que les idées sortent de la norme sociale, on accuse le journaliste d’être biaisé, d’avoir un parti pris. Sauf que l’accusation est en fait de ne pas être dans le moule, de ne pas être dans la norme.

Depuis que je suis jeune que je suis, sans le vouloir, dans la marginalité, dans l’anormalité. Je n’ai jamais fitté dans un moule. Plus les années passent, plus j’ai l’impression que le moule et que l’appel à la normalité se resserrent dans les médias. Est-ce en lien avec le rachat de plusieurs médias par des géants des communications? Ces entreprises visent la rentabilité. Et celle-ci passe souvent par la plus grande masse possible, donc la norme. Même Radio-Canada se détache de créneaux spécialisés pour charmer la norme, le populaire.

Pourtant, les journalistes devraient remettre en question cette normalité. Le journalisme doit brasser le pouvoir en place, qu’importe sa couleur. Il doit défendre l’injustice. Il y a quelque chose de chevaleresque dans le journalisme. Aucun journaliste ne souhaite être un simple robot.

Surtout, je suis tanné d’avoir cette impression que je dois faire semblant d’être normal – ou presque. Je suis surtout tanné de voir que le journaliste qui vit dans la norme a rarement besoin de défendre sa neutralité à l’inverse de ceux qui ne cachent pas leur différence.

J’en reviens à ma question originale: est-ce l’idéal sociale que l’on pointe ou la simple différence?