BloguesPlan B

Black Taboo, l’Anti et des manifestantes: et si on se parlait?

Je suis le genre de personne qui pense qu’avoir une opinion divergente n’empêche pas de discuter et de se comprendre. Parce que se comprendre ne veut pas dire être d’accord. Je crois aussi qu’écouter l’autre permet d’éviter les insultes et les attaques personnelles, et donc, d’avoir un dialogue.

Cette énième saga autour de Black Taboo (qui démontre peut-être que leur blague n’est pas très bonne, puisqu’il semble qu’on doit les connaitre personnellement pour comprendre la blague) n’est peut-être pas sortie de Québec, mais a démontré une fois de plus que les attaques et les insultes n’aident aucun camp et ne fait que creuser un fossé qui empêche de faire le moindre pas. Que ce soit pour expliquer le concept du groupe ou pour expliquer pourquoi leurs paroles, 2e degré ou pas, blessent et insultent plusieurs personnes, l’impasse est vite arrivée.

Bref, Black Taboo jouait à l’Anti le 1er avril dernier, il y a eu une manifestation le soir même, des féministes qui ont dénoncé les propos du groupe, un mouvement d’évaluations et de commentaires négatifs sur la page Facebook de l’Anti et, bien sûr, plusieurs insultes de tous les bords, sur le même réseau social, que ce soit sur la page de l’événement ou de l’Anti, par exemple.

Alors j’ai fait le pari de réunir ceux et celles qui ne se parlaient pas vraiment, sauf via des médias, sociaux ou non, pour expliquer leur point de vue. D’un côté, Eve Sanfaçon, féministe, qui a entre autres manifesté devant l’Anti le soir de la prestation de Black Taboo, et Karl-Emmanuel Picard, copropriétaire de l’Anti, sur qui toute la saga est tombée (plutôt que sur le groupe). Au milieu, j’ai invité Sophie Dufour-Beauséjour, une amie et collègue, qui, par ses différentes implications, a un pied dans le militantisme et dans le culturel. Bref, je voulais qu’elle m’aide à créer des ponts et être sûr que la réalité militante puisse comprendre la réalité de l’industrie culturelle et vice versa.

Le but n’était pas de savoir qui avait raison, ni pointer qui avait le plus mal agi dans tout ça, mais bien de se comprendre, pour que Karl-Emmanuel comprenne mieux les revendications et que les militants et militantes passent mieux leur message. En gros, j’essaie de remplir le fossé.

LA DISCUSSION
Même si le groupe a déjà fait scandale plus d’une fois depuis quinze ans, Eve avoue qu’elle ne les connaissait pas avant et c’est en tombant sur les paroles qu’elle a été choquée. «On fait quoi? On va au moins faire une manifestation pour dire qu’on est contre de tels propos», explique-t-elle.

Que ce soit une blague ou non, selon elle et plusieurs féministes, chanter : «God bless the topless, écarte toé les fesses, si t’es une bonne chienne, m’a slacker ta laisse», ça ne passe juste pas. Suffit de regarder quelques autres textes, comme Une plotte stune plotte ou Dans ta bouche bitch pour voir une certaine récurrence dans les propos.

Certaines ont demandé l’annulation du spectacle. Ce que Karl-Emmanuel n’aurait jamais fait. «On n’annule pas des spectacles comme ça», explique celui qui produit des spectacles depuis une quinzaine d’années à Québec, autant à l’Anti qu’au Cercle, à l’Impérial et autres salles de Québec. En fait, Karl-Emmanuel a été surpris du tapage. «J’étais surpris d’être visé moi, et non le groupe, ou pas les autres salles où ils ont joué récemment.»

Il faut dire que le débat est rapidement tombé sur l’Anti recevant Black Taboo plutôt que sur le groupe en soi. Pourquoi? L’Anti traine peut-être malgré lui le poids de la fermeture de l’AgitéE, lieu qui a accueilli les militants et militantes de Québec pendant neuf ans. Lorsque la coopérative a fermé, l’Anti a acheté l’immeuble et a ouvert sa salle de spectacles.

Pour mêler encore plus les cartes, Karl-Emmanuel produisait régulièrement des spectacles à l’AgitéE et en était même membre. Avec tout ça, c’est comme si, aux yeux de certaines personnes, la salle de spectacles avait été responsable de la fermeture de la coop ou qu’elle devait reprendre le flambeau parce qu’elle est au même endroit, gérée par un ancien habitué de la coop. «L’Anti, malgré lui, représente cette douleur-là», ajoute Sophie.

Est-ce que le Palais Montcalm ou l’Impérial auraient subi le même procès si c’était eux qui avaient reçu Black Taboo ou l’attention serait demeuré sur le groupe? On demeure dans les hypothèses, mais Eve admet que la communauté a encore sur le coeur la fermeture de l’AgitéE et que ça a pu influencer la tournure du débat, ou la personnalisation du débat envers Karl-Emmanuel.

D’autant plus que l’industrie du spectacle n’est pas aussi simpliste qu’il n’y parait. Ce n’est pas parce qu’une salle reçoit un groupe que c’est la salle qui les invite ou les produit. La salle peut avoir été louée par le groupe, par un producteur externe, par un festival, par un particulier, par un organisme. Il faut s’assurer de viser la bonne cible et vérifier le contexte.

«On aurait pu viser davantage le groupe, peut-être», reconnait Eve, même si elle souligne qu’il y avait un certain mur sur ce chemin, avec la défense «Oui, mais on fait de l’humour» du groupe, qui n’ouvre pas grande la porte au dialogue.

Ceci dit, toute cette discussion soulève cette question: le producteur d’un spectacle, ou la salle qui reçoit un spectacle, est-il responsable des propos des groupes qu’il reçoit? Et si oui, jusqu’où? Et sinon, à quel point peut-il s’en affranchir?

Sophie a demandé à Karl-Emmanuel quelle serait sa limite pour refuser un groupe. Sans savoir exactement où se trace cette ligne pour lui, il souligne éviter tous sujets raciaux, que ce soit proraciste ou contre-raciste. Ce sont des spectacles qui ont été entourés trop souvent de violences et Karl-Emmanuel tient à ce que ses spectacles soient sécuritaires pour tout le monde, des spectateurs à ses employés et employées.

Il admet toutefois que pour le reste, l’aspect business pèse lourd. Expliquant la fragilité du milieu du spectacle et la petitesse du milieu, il essaie surtout de s’arranger pour que ses affaires puissent fonctionner et faire du positif le plus possible avec ses spectacles et ses événements. Il n’a pas de politiques précises. En fait, pour lui, produire des spectacles n’est pas politique.

Ce qui me fait demander: les gens politisés peuvent-ils reprocher à des gens d’être apolitiques? Et à partir de quand l’apolitique devient de l’ignorance, de l’aveuglement ou complice de gestes condamnables? Tiens, ça me rappelle le débat sur la neutralité journalistique…

Lorsque Karl-Emmanuel a vu une série de mauvais commentaires et d’évaluations d’une étoile sur sa page, il aurait aimé pouvoir communiquer avec une représentante des manifestantes. «J’aurais aimé pouvoir parler à quelqu’un, une porte-parole, je trouvais que ça manquait d’organisation, ou que ça avait l’air secret. J’aurais aimé discuter. J’ai eu peur que ça scrappe ce que je bâtis.» À la place, il a donc invité ces personnes à visiter l’Anti lors d’un spectacle qu’il produisait bientôt, une tactique qui n’a pas marché auprès des militantes. Au contraire.

«Le féminisme, ce n’est pas fermé, ce n’est pas uni, c’est varié et pluriel, explique Sophie. Les visions changent et ce qu’est le féminisme pour moi n’est peut-être pas la même chose pour Eve.» Cette réalité du militantisme déroute souvent ceux et celles qui y font face. Pensons au gouvernement en 2012 devant le mouvement étudiant et les casseroles. Les mouvements militants sont souvent décentralisés.

Si certaines réponses ont été maladroites, on comprend durant la discussion que ce n’était pas une mauvaise foi, mais un manque de repère pour Karl-Emmanuel devant ce mouvement disparate. Il a tenté de communiquer de la meilleure façon qu’il entrevoyait.

C’est aussi ce qui explique, un peu, pourquoi là, tout d’un coup, ce spectacle-là de Black Taboo a soulevé ce tollé et non les précédents et non d’autres groupes qui passent par Québec et dont les propos ne sont pas plus élogieux. Ou pourquoi Garou continue de plaire même s’il a déjà chanté «On dirait qu’elle sort des jupes de sa maman / On croirait qu’elle n’a jamais eu d’amant / Mais méfiez-vous de la femme-enfant / Méfiez-vous de ses quatorze ans / À cause d’elle / On m’appelle criminel / Criminel / Ma cause est sans appel».

La mobilisation est souvent spontanée. Il n’y a pas de réunions hebdomadaires des militants et militantes de Québec, avec un directeur, une présidente et un ordre du jour. Elle vient souvent de citoyens et citoyennes qui, à un moment, lancent un appel. Des fois, ça lève, des fois, ça fait patate.

CONDAMNER LES PROPOS INUTILES
Il reste que ce qui a surtout creusé le fossé, ce sont les commentaires sur les réseaux sociaux. On l’a déjà dit, Karl-Emmanuel n’a pas aimé être visé personnellement et c’est pour ça qu’il a commencé à répondre aux commentaires. Le traiter de misogyne était évidemment un raccourci discutable et qui, visiblement, n’a pas aidé les militantes à se faire comprendre. «Je trouvais ça mesquin de m’accuser de tout ça sans même venir me parler ou me connaitre, déplore le producteur de spectacles. Si je reçois un band qui prône la consommation de coke, va-t-on me traiter de dealer de drogue?»

D’un autre côté. Karl-Emmanuel n’a jamais, non plus, condamné les propos violents et misogynes qui s’affichaient sur les discussions facebookiennes. «Je suis un promoteur, je n’efface pas les commentaires des gens, je ne joue pas la police, je n’ai pas le temps de faire ça.»

Hypothèse bien personnelle, Karl-Emmanuel aurait sûrement eu plus d’impact et de sympathie en condamnant les propos violents qu’en invitant les militantes à venir voir un spectacle. Ceci aurait envoyé un tout autre message.

Comme l’a déjà dit un militant anti-racisme américain, c’est une chose de ne pas être raciste, c’en est une autre d’être contre le racisme. Le démontrer fonctionne toujours plus que le mentionner.

ET AVEC TOUT ÇA?
Mon objectif bien utopique et idéaliste était d’essayer d’améliorer les discussions pour les prochains événements du genre, pour les prochaines controverses et mobilisations. Ai-je réussi, au moins, un tout petit peu?

«On réfléchit sur comment on peut mieux se mobiliser, comment on fera les prochaines fois, oui», répond Eve Sanfaçon. De son côté, Karl-Emmanuel Picard dit qu’il chemine lui-même comme humain. «Il y a deux semaines, je ne connaissais pas la culture du viol, moi aussi, j’apprends, dans tout ça.»

Bon, je sais que je n’aurai pas changé grand chose avec tout ça, mais je me dis que deux personnes se seront au moins mieux comprises. C’est déjà ça!

***

Mise à jour (17 avril 2017): La chanson Dans ta bouche bitch n’est pas de Black Taboo. Désolé pour cette erreur.