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Tueries de masse : comprendre sans nommer

C’est l’un des sujets qui divisent le plus les journalistes. Nommer ou ne pas nommer les tueurs, les terroristes ou les meurtriers de masse. Chaque fois que le sujet vient dans une discussion entre journalistes, ça s’emporte vite.

Ceux et celles favorables à continuer de nommer ces personnes n’ont pas nécessairement de mauvais arguments. Il y en a principalement deux.

Le droit du public d’être informé, de comprendre ce qui arrive. L’identité du suspect peut changer les perspectives. Ses origines aussi dans certaines situations. Tout comme son passé et ses motivations.

Limiter les fausses informations et les rumeurs, aussi, est un autre argument régulier. En laissant courir les infos, plusieurs en profitent pour tristement faire de la propagande pour certaines visions ou contre certains groupes sociaux ou culturels.

Les arguments ne sont pas mauvais, sauf que. Est-ce vraiment la seule manière de bien informer le public? Ne réussit-on pas déjà à expliquer des scandales en utilisant des pseudonymes pour protéger les sources? Ne donnons-nous pas déjà, parfois, de faux noms dans certaines causes juridiques?

Je pense qu’on peut faire le travail en disant « le tueur de », mais mettons qu’on veut un nom. Pourquoi ne pas donner des surnoms au lieu de donner le nom véritable? Je ne parle de créer des surnoms de tueurs comme le Joker ou le Zodiac, mais des noms bien ordinaires, comme on fait dans plusieurs autres situations. Jean, Kevin, Simon, Pie, Bibi, tout pour ne pas leur donner la moindre gloire et reconnaissance (dans le sens d’identifiable).

Une fois que les policiers confirment l’identité, les médias pourraient très bien dire : l’auteur, que nous surnommerons Bibi, est un Ontarien de 24 ans qui oeuvrait dans le milieu de l’immobilier. Mettons. Ou encore : l’attentat de Londres a été commis par Bibi, un Tunisien de 32 ans rattaché à aucune cellule terroriste.

À la limite, ça pourrait toujours être le même prénom. Ou sur un système similaire aux ouragans. Le premier de l’année a un nom qui commence par A, le deuxième un nom commençant par B, etc.

Si on établit une formule, on ne se fera pas accuser de cacher des infos, vu que la technique serait toujours la même. Pour le reste, il y a toujours des gens qui croient au complot, de toute façon.

Oui, j’ai un malaise depuis plusieurs jours. Ce n’est pas que les informations ne sont pas pertinentes, mais doit-on les présenter de cette manière? Je crois avoir vu une photo du tueur du Centre culturel islamique de Québec tous les jours depuis une semaine. Sommes-nous obligés de toujours remettre sa photo? Mettre son nom aide-t-il tant à mieux comprendre?

Pourrions-nous nous entendre pour étaler les informations qui nous permettent de mieux comprendre? Les médias pourraient très bien suivre ce dossier quotidiennement, mais nous en parler qu’au bout de trois ou quatre jours, voire une fois par semaine, dans un article complet avec une perspective large de l’histoire, plutôt qu’égrener tous les jours, en rappelant tous les jours le contexte et le nom du tueur et sa photo, etc.

Même chose avec le tueur de Toronto. C’est bien de faire connaître le mouvement Incel, ça permet de mieux comprendre et de parler de ce gros problème de société, mais doit-on nécessairement répéter son nom pour permettre au public de comprendre?

Combien de fois apprenons-nous que ces tueurs rêvent de devenir célèbres? Vous n’êtes pas mal à l’aise, collègues médiatiques, de devenir complice de leurs souhaits, même si c’est involontaire? Même si ce n’est pas votre intention, le résultat est là, sans aucun doute.

Valérie Borde a parlé de ce phénomène hier. Je la cite : «Plusieurs chercheurs ont montré, notamment en étudiant les tueries aux États-Unis, que ces assassins sont souvent inspirés par d’autres personnes ayant commis des gestes semblables, sur lesquels ils se sont renseignés avant de passer à l’acte, et qu’ils recherchent avant tout une reconnaissance publique au travers de leur geste.»

Elle se référait entre autres au chercheur Adam Lankford qui étudié une dizaine d’études sur le phénomène de mimétisme entourant les tueries de masse.

Les médias ont une énorme responsabilité sociale et présentement, elle joue le jeu de plusieurs tueurs au nom du droit à l’information. Mais qu’en est-il de la responsabilité sociale?

Le journaliste du Soleil, Jean-François Cliche, a discuté avec le même chercheur récemment. Voici un extrait de l’échange : «Je crois que la chose la plus dangereuse à faire est de transformer de facto ces tueurs en célébrités, en diffusant largement leurs noms et leurs visages dans les médias. En d’autres termes : publier la vidéo sans identifier le tueur serait probablement moins pire que d’identifier le tueur sans diffuser la vidéo. Parce que ce que les tueurs potentiels veulent copier : ils adulent les tueurs célèbres plus qu’ils ne copient leurs méthodes.»

L’automne dernier, rappelait aussi Valérie Borde, 147 spécialistes américains des tueurs de masses ont demandé aux médias d’agir.

Nous, les médias, sommes capables de le faire pour les suicides, pour des cas juridiques, pour des témoins, pour des sources, nous sommes sûrement capables de le faire aussi pour les tueurs de masse.

Il me semble que nous sommes assez intelligents pour trouver une manière d’informer le public sans mettre en vedette ces personnes qui recherchent la renommée avec des atrocités.