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Moi, la société et les autres

Je suis parfois surpris à quel point il faut rappeler aux gens qu’ils ne sont pas pris dans le trafic, mais qu’ils sont le trafic. Pas juste en parlant de trafic, mais comme concept.

Il y a une tendance chez certaines personnes à s’extraire des problèmes, des comportements, des habitudes, de la société même, tout en étant membre à part entière de cette société.

Par exemple, ce futur papa qui ne souhaite pas avoir une fille. Pas parce qu’il n’aime pas les filles, mais parce qu’il s’inquiéterait trop. Il explique qu’il aurait trop peur que sa fille se fasse violer, que sa fille se fasse harceler, que sa fille se fasse exploiter, etc. Des craintes malheureusement réalistes avec les statistiques sur les agressions, sur la violence conjugale, sur le harcèlement ou sur l’égalité en général dans la société – n’en déplaise à Denise Bombardier et Richard Martineau, les femmes ne dominent pas encore le monde.

Sauf que d’un autre côté, ce même papa participe à ce qui le stresse en faisant des blagues sexistes, en encourageant l’idée du mâle alpha, ou en disant des expressions du type « elle joue bien pour une fille ». Ce futur papa participe à ce qui le fait stresser à propos de sa peut-être future fille. Ce papa n’est pas dans le trafic, il est le trafic.

Cette travailleuse autonome qui chiale contre les BS qui crossent le système, contre les paradis fiscaux, mais qui, elle-même, fait une bonne partie de son revenu au noir.

Il y a aussi ces animateurs ou commentateurs qui, avec leur salaire et leur exposition médiatique font partie de l’élite, mais qui passent leur temps à la dénoncer comme s’ils n’en faisaient pas partie. Ils sont le trafic.

On fait toutes et tous partie de la société. On ne peut pas découper au couteau en disant que lui est le problème et l’autre la solution – ou pire un élément «neutre». Tout le monde a en soi un mélange de comportements problématiques et de solutions. Un ratio qui fluctue selon la personne, mais personne ne peut se proclamer n’être que la solution et je doute que quelqu’un ne soit que le problème. Surtout qu’il y a deux autres variables dans le graphique, subir ou profiter du système.

Certaines personnes en profitent plus, d’autres subissent plus le système (culturel, économique ou législatif). Mais même le plus stéréotypé de l’homme blanc riche est victime de la société – qu’il l’encourage volontairement ou involontairement. Il peut être victime des stéréotypes masculins ou des classes sociales, l’un ou l’autre le poussant à certains comportements. Être poussé à étudier en droit plutôt qu’en littérature. Et sur tellement d’autres trucs. Le principe de la cage dorée existe réellement.

En fait, la cage dorée image très bien le poids des normes sociales. On se retrouve devant des gens qui, concrètement, ont presque tous les outils pour s’affranchir de presque tout, mais qui, devant les pressions sociales de leur milieu, ne les utilisent pas pour s’épanouir et s’enferment dans une prison psychologique qui peut être dévastatrice.

Je ne voudrais pas jouer aux comparaisons, parce que je ne crois pas que ça se compare. La violence de la pauvreté, de la ségrégation, du sexisme, de la culture du viol ou du racisme est cruelle et difficile. Ça ne se compare pas aux cages dorées. À l’adage que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, je réponds cette phrase de Stéphane Lafleur: «ce qui ne nous tue pas nous rend quand même plus mort.» Pour une personne qui en ressort plus fort, ça en démolit combien?

C’est ce qui fait que certaines personnes qui font partie des privilégiées sont quand même, parfois, victimes de la société qui, pourtant, sur plusieurs aspects, les avantage. C’est aussi ce qui fait que certaines personnes qui subissent plusieurs discriminations réussissent à tirer leur épingle du jeu et à être l’exception, qui fait croire au rêve américain ou à l’adage qu’il suffit de vouloir pour pouvoir.

Ce n’est pas parce que quelqu’un contredit la tendance que celle-ci n’existe pas. Oui des femmes battent des hommes. Oui des hommes se font violer. Des écologistes peuvent encourager le capacitisme. Oui un antiraciste peut être anti-bs. Oui une personne handicapée peut être discriminée et être sexiste.

Tu peux aussi être une victime et ne pas du tout aider à solution, voire encourager le problème. Tu peux aussi être privilégié et participer à rééquilibrer le tout.

Là où j’essaie plutôt d’aller par ce chemin sinueux est que tout le monde profite des luttes sociales que mènent plusieurs groupes, souvent des victimes concrètes, celles qui subissent le plus le système et les mauvais comportements sociaux.

Le truc, c’est que même la personne qui a une vie plus facile bénéficiera de plus d’égalité, même si ça ne semble pas instinctif ou logique.

Les hommes ont tout à gagner dans l’égalité des femmes, puisque ceci participe aussi à casser les constructions de genre, à casser les moules et à les rendre plus libres dans ce qu’ils veulent être en tant qu’homme. Ils ont aussi à y gagner parce que les relations seront plus saines – qu’elles soient amoureuses, amicales ou professionnelles. Même si je pense que le simple principe d’égalité devrait suffire à s’y intéresser, ils ont à y gagner parce qu’ils seront moins stressés pour leur femme, pour leurs filles, pour leurs petites-filles.

Les plus riches ont tout à gagner dans une meilleure répartition de la richesse. Plus le fossé sera grand, plus les riches seront dans des tours d’ivoire ou dans des forteresses, plus ceux et celles de l’autre côté du fossé voudront les abattre. Plus une personne a faim, plus elle a envie de voler la nourriture de l’autre. Plus d’égalité économique signifie moins de violence et de frustrations. S’il peut apparaitre une limite dans l’accumulation de richesse, une plus grande égalité se traduirait en une plus grande stabilité de leur richesse. Elle serait moins grande, mais beaucoup moins à risque.

Ceux et celles qui n’ont vraiment pas le choix de se déplacer en voiture – qui sont en moins grand nombre qu’on le croit – ont tout à gagner à ce que les autres gagnent en options pour se déplacer. Faut pas permettre à plus de voitures de se déplacer, il faut moins de voitures sur la route, offrir des alternatives, d’autres choix. Beaucoup plus de gens peuvent faire autrement, libérant ainsi de la place pour la minorité, qui, en effet, pour différentes raisons, n’a pas d’autres choix que l’automobile.

Je pourrais continuer avec l’environnement (surtout l’environnement), mais aussi le racisme, le capacitisme, l’éducation, la santé et j’en passe.

On a tendance à opposer dans la quête de justice sociale à diviser en deux, victimes et bourreaux, privilégié.e.s et discriminé.e.s. On est plusieurs à être un gros mélange de tout ça.

Parfois, je suis un privilégié, parfois, je suis une victime et parfois, je suis complice d’une discrimination systémique ou coupable de discrimination. J’essaie de comprendre les mécanismes qui me placent dans l’une ou l’autre des situations. Ça ne me permet pas seulement de casser ou améliorer mes mécanismes, mais aussi de mieux comprendre la situation des autres, qui sont pris dans des mécanismes similaires.

Mon ratio n’est pas le même que d’autres personnes. Certaines sont plus souvent victimes qu’autrement, d’autres sont plus souvent privilégiées, d’autres plus souvent discriminatoires. Mais une chose est sûre, on fait toutes et tous partie de cette société. Et on en profite toutes et tous quand elle s’améliore, même quand ça ne nous touche pas directement.

Nous sommes le trafic.