Je suis journaliste et animateur à la radio depuis 2002. Seize belles années à avoir le privilège de rencontrer des gens de tous les milieux, de toutes les idées, de tous les projets.
C’est assez difficile à quantifier, mais j’ai dû faire plus de 5000 entrevues – quand tu animes des émissions quotidiennes avec trois, quatre ou cinq entrevues par jour, ça monte vite. Il y a des semaines où j’écrivais quinze ou vingt textes sur des sujets allant des mines aux Affaires autochtones en passant par une entrevue avec Sweet People.
J’ai travaillé pour plusieurs médias indépendants, j’ai même travaillé pour un petit journal à Fermont, mais j’ai aussi travaillé pour Radio-Canada et Télé-Québec. Savez-vous quelle est la principale différence entre les médias indépendants et les grands médias? Le salaire.
Le sujet crée quelques tensions au sein de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), ou du moins, il crée le défi à la Fédération d’essayer de jongler avec cette particulière réalité du milieu médiatique. Le sujet est en même temps un peu tabou, parce qu’au Québec, parler d’argent est toujours un peu tabou.
On parle plus ouvertement du salaire des pigistes – non seulement la valeur des contrats varie énormément selon les médias, mais cette valeur n’a pratiquement pas bougé depuis mes débuts, il y a seize ans, et même plus. C’est un des grands combats de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), d’ailleurs…
Toutefois, malgré les inégalités, les iniquités et l’injustice de certains de ces contrats, un contexte entrepreneurial derrière ce type de journalisme explique en partie ces variations de revenus. Pour donner une idée à ceux et celles qui ne connaissent pas les dessous de la pige, disons que je peux, pour le même «service», être parfois payé 200$ et parfois 800$, pour un texte de la même longueur.
Ceci n’empêche pas l’absence d’indexation d’être problématique. On peut aussi pointer du doigt le recours de plus en plus fréquent pour les médias pour ce type de contrats, maintenant plusieurs journalistes en situation de précarité, voire de pauvreté. Mais le côté «travail autonome» ou «entrepreneuriat» met cet aspect un peu à part de ce qui me turlupine profondément.
C’est une autre histoire lorsqu’on parle de salarié.e.s.
Je ne fais pas mon travail différemment lorsque je travaille pour un média indépendant ou pour Radio-Canada. Je ne travaille pas moins. Je ne mets pas moins de coeur. Je ne tourne pas plus les coins ronds pour l’un ou pour l’autre.
Pourtant, c’est comme si mon travail dans le média indépendant était moins bon ou moins important, avait moins de valeur.
J’essaie de comprendre pourquoi deux journalistes qui font le même travail peuvent avoir un si grand écart salarial – et j’exclue les pigistes là, comme je disais. La disparité est telle qu’un journaliste peut faire quatre ou cinq fois le salaire d’un autre journaliste. Des journalistes qui travaillent au salaire minimum, ça existe. Des journalistes qui font 80 000 ou 100 000$ par année, ça existe.
La différence? L’employeur. Pas les tâches de travail. Pas la qualité du travail. Pas les heures travaillées. Ni l’ancienneté. Juste l’employeur.
Et là, je ne parle même pas des avantages sociaux qui creusent encore plus ce fossé. Évidemment, les endroits avec les meilleurs avantages sociaux sont ceux avec les meilleurs salaires.
J’essaie de voir quel autre métier a un aussi grand écart de salaire pour le même travail. Est-ce que ça existe des soudeurs qui gagnent cinq fois le salaire d’un autre soudeur? Deux fois, peut-être, mais cinq fois? J’en doute.
Une adjointe administrative aura probablement un meilleur salaire chez Bombardier que dans une PME dans Lanaudière, mais je doute qu’on parle d’un écart de quatre à cinq fois le salaire. Un ingénieur en informatique aura sûrement un meilleur salaire chez CGI que dans une PME en Gaspésie, mais je doute qu’on parle, encore une fois, d’un tel écart. Un prof de cégep fera relativement le même salaire qu’importe le cégep où il va enseigner.
C’est énorme. C’est habituellement une différence que l’on voit davantage entre un.e salarié.e et un.e cadre. Ou entre travailleurs autonomes. Ou dans le milieu culturel où il y a de bonnes différences entre les revenus des artistes – mais qui ne sont pas des salarié.e.s non plus.
Personnellement, je me fous du prestige qui tourne autour de l’employeur. Je m’intéresse plus à la vision du média qu’à sa renommée.
Au début de ma carrière, je me disais que c’était normal que mon salaire était plus bas, puisque je commençais. Après seize ans, j’ai de la misère à ne pas le vivre comme une forme d’injustice. D’autant plus que j’ai connu les bons et les mauvais salaires et que je ne comprends pas les différences. C’est aussi, au-delà de la précarité, un signe d’un grave problème de l’économie médiatique.
C’est malsain qu’un média ne puisse pas dignement payer ses artisans. C’est malsain qu’un média dépende autant de la publicité pour payer ses artisans. Les médias n’ont pas été inventés pour vendre de la publicité, les médias sont un contre-pouvoir essentiel, les médias sont des outils d’éducation populaire. Les médias sont trop importants pour dépendre du bon vouloir des publicitaires.
Cette différence salariale dévalorise le travail des artisans – ou survalorise le travail d’autres journalistes. Il ne faut pas s’étonner que les journalistes doivent de plus en plus devenir des personnalités publiques, c’est l’une des façons pour gagner dignement sa vie. Mais à quel prix pour l’indépendance? On sert qui et quoi quand on joue ce jeu de la popularité? À quel prix pour l’information?
C’est pernicieux. Cela fait que les médias en région, où ils sont souvent indépendants, peinent à retenir longtemps les journalistes – ce qui nuit à la qualité de l’information puisque la mémoire et l’expertise des dossiers se perdent.
Sinon les journalistes accumulent les contrats et les emplois, ce qui peut mettre de la pression sur l’indépendance journalistique. C’est pas mal plus facile éviter des contrats qui peuvent créer des apparences de conflits d’intérêts quand tu fais 70 000$ que lorsque tu fais 22 000$. Si ce n’est pas les conflits d’intérêts qui nuisent à la carrière, c’est l’accumulation de contrats qui peut carrément mener aux épuisements en chaîne.
Tout ça dépasse le simple dilemme personnel pour un.e journaliste de changer de métier pour vivre décemment – même si on peut presque parler d’un exode du métier. L’inégalité économique des médias ne devrait pas reposer sur ses artisans, déjà. Notre société a besoin des médias et les médias ont besoin de journalistes.
Ces variations salariales sont, selon moi, parmi les pires conséquences de la crise financière des médias. Elles affaiblissent tout l’écosystème de l’information. Sur le dos des journalistes, en premier, puis sur la qualité de l’information, à moyen et long terme.
Ces variations sont aussi un argument trop peu évoqué pour repenser la structure médiatique. C’est le signe d’une tumeur rendue pas mal grosse et gênante.
À ma sortie l’université en 1985, j’ai commencé ma carrière dans les médias écrits communautaires, au salaire proche du minimum, jusqu’en 1989. J’ai travaillé ensuite deux ans comme surnuméraire dans un quotidien, et oui, j’ai pu apprécier le fait d’être payé correctement pour son travail. La crise de 1991 m’a réexpédié pour trois ans vers la pige.
J’ai aussi été cadre et salarié durant 13 ans, et je suis redevenu pigiste depuis 2007. Comme le souligne l’auteur, je ne suis pas un moins bon journaliste selon le salaire qu’on me paie pour mon travail. Par contre, l’avantage d’être pigiste est de justement pouvoir refuser d’exécuter des mandats.
Quand tu es dans une salle de rédaction comme surnuméraire, tu ne choisis pas toujours les sujets, et parfois, le chef des nouvelles peut te confier des assignations qu’il n’oserait même pas demander à un journaliste établi.
Un pigiste qui réussit à se bâtir une clientèle, un nom, peut finir par avoir ces avantages. Mais c’est parfois un sacré chemin pour s’y rendre!
Ça s’appelle le marché du travail.
Quand l’offre surpasse la demande, les prix baissent.
Sont mieux traités chez Radio-tralalas ?
Ben oui, 1- sont syndiqués et 2- Radio-tralalas n’a pas les contraintes de rentabilité que l’hebdo de Fairmont.
C’est pas juste ?
Ben non, c’est une affaire de pouvoir de négociation et dans le contexte actuel vous n’en avez guère.
L’information n’est pas et ne devrait pas être un modèle de marché. C’est pas une question d’offres et de demandes.
Quand un journal ferme, les gens sont habituellement encore au rendez-vous, ce sont les publicités qui ont passé du journal à Facebook ou Google. Mais la population aime encore son journal.
Traditionnellement, les médias n’existaient pas dans un but de faire de l’argent, pas pour en perdre, mais pas en faire nécessairement. Faire les frais. Maintenant, les médias appartiennent à d’énormes conglomérats dont le profit est le premier objectif, et non plus l’idée d’un service public, d’un outil démocratique, d’un quatrième pouvoir.
Avoir un journal ce n’est pas comme avoir une entreprise de plomberie ou un restaurant. La démocratie a besoin des médias pour être en santé, comme la société a besoin d’hôpitaux, d’écoles, d’aqueducs. Il y a un écosystème à repenser.
Et pour votre info, Radio-Canada n’est pas l’endroit qui offre les meilleures conditions, même si elles sont bonnes. Journal de Montréal et La Presse figurent ont aussi d’excellentes conditions de travail.