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Extinction des voix : l’incendie qui ne se finit pas

Tout va bien dans les médias

Ça ne va pas bien dans les médias. Ça ne va pas bien depuis un sacré moment.

Je travaillais dans un hebdomadaire indépendant pendant que Québécor et Transcontinental ont fait leur guerre des hebdos. J’ai été à Radio-Canada pendant la période des grandes compressions – passant moi-même à la trappe rendue à la troisième. À deux reprises des patrons m’ont dit être désolés de ne pas pouvoir m’engager… parce qu’ils devaient gérer des compressions dans leurs médias.

Je peux dire que j’ai, ces seize dernières années, souvent senti d’assez près les flammes du feu qui est pris dans cette maison des médias. Les journalistes qui ne s’y sont pas brûlé.e.s connaissent toutes et tous des collègues qui en ont été victimes. Ça brûle partout. Même les endroits où je me pensais à l’abri n’étaient pas sécuritaires.

Cette crise des médias explique en partie pourquoi en ce moment j’essaie une autre voie professionnelle, comme je l’ai annoncé sur Facebook cette semaine.

Extinction des voix de Marie-Ève Martel, éditions Somme toute
Extinction des voix de Marie-Ève Martel, éditions Somme toute

La journaliste Marie-Ève Martel a publié un livre qui dresse un portrait assez complet de ce feu. Dans «Extinction de voix» (Éditions Somme toute), l’autrice dresse un portrait des médias qui ont disparu, mais aussi de l’impact pour les communautés, pour la démocratie, pour la qualité de l’information.

Marie-Ève Martel, comme moi, a aussi vécu de l’intérieur la guerre des hebdos et la perte de l’information régionale. Elle s’intéresse, comme moi, à la dynamique des médias et de l’information. Je crois même que c’est ainsi que nos chemins se sont croisés une première fois sur Internet, parce qu’on écrivait sur les médias. Depuis, on a fait des congrès ensemble, on a siégé au conseil d’administration de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) ensemble et, surtout, elle est devenue une amie. Vous me permettrez donc de simplement l’appeler Marie-Ève.

Son livre se veut un «plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale» et ce livre est à l’image de l’amour que Marie-Ève porte pour le journalisme. C’est comme si elle se demandait : «On ne va quand même pas regarder la maison brûler pis rien faire?!»

Pour les personnes non-initiées au milieu, Marie-Ève prend le temps, dans ses deux premiers chapitres, de placer la table. Comment fonctionnent les médias? Quelles sont les mutations en cours? Elle résume toutes les pertes, fusions, ventes et compressions des dernières années. Une trentaine de pages qui font mal pour toutes personnes ayant à coeur l’information.

La journaliste place bien les différents morceaux du casse-tête de l’affaiblissement des médias en relation avec la montée du GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple et autres). Le nombre de documents, d’articles ou d’études qui démontrent l’ampleur du feu dans la cabane commence à être considérable, mais malgré tout, on assiste à ce que Marie-Ève nomme «l’aplaventrisme» des gouvernements devant le GAFA.

D’un côté, le GAFA a attiré vers lui la majorité des revenus publicités et d’un autre côté, il construit son attractivité sur le travail des médias. Les médias se font vider de leur sang tout en se faisant vider de leur poche. Pendant ce temps, le gouvernement refuse de taxer les activités du GAFA, usant de sophismes aussi subtils qu’un Hummer dans une ruelle. Pire encore, le gouvernement encourage ce mouvement en délaissant les achats dans les médias pour se tourner eux aussi vers Google et Facebook.

«Dans le modèle d’affaires actuel, la rentabilité semble primer trop souvent sur la mission idéaliste du produit» écrit Marie-Ève en page 65. On arrive, selon moi, dans un cul-de-sac du modèle d’affaires des médias. Le modèle ne marche plus, mais on s’obstine à dire aux médias de se renouveler, sans leur donner les outils pour le faire, comme si l’information était un produit comme un autre, et non un pilier de la démocratie.

Après avoir démontré à quel point le modèle fissure de partout, Marie-Ève explique l’impact des fissures. Les médias ainsi affaiblis permettent aux pressions naturelles d’être plus encore fortes, aux obstacles d’être encore plus grands.

Les médias étant de plus en plus dépendants des revenus, les pressions et/ou les chantages du milieu des affaires se font sentir de plus en plus. Les gouvernements, de tous les niveaux, s’engagent aussi dans une résistance ou dans une guerre psychologique, voire aux mêmes chantages que certaines entreprises.

«Même s’ils ne l’avouent pas toujours ouvertement, ces élus craignent surtout d’avoir l’air fous ou d’être perçus négativement. Mais plutôt que de se questionner sur la teneur de leur propos ou l’acceptabilité de leurs décisions, ces élus préfèrent blâmer le messager», écrit avec raison l’autrice en page 104.

Il sera sûrement incroyable, voire choquant, pour bien des lecteurs et lectrices de découvrir toutes les histoires que Marie-Ève partage dans son livre, sur toutes ces manigances tordues pour qu’un élu ne donne pas une information, pour qu’un journal ne publie pas une histoire, pour que l’égo l’emporte sur l’information. Pour les journalistes, c’est une triste routine, mais surtout une tendance qui s’alourdit.

Les récents gouvernements Harper et Couillard ont été particulièrement étanches en information. Justin Trudeau se la joue très ouvert et se montre disponible pour des mêlées de presse, mais les demandes d’accès à l’information ne se sont pas tant améliorées. Récemment, on a vu François Legault aller chercher parmi des anciens collaborateurs de Harper. Aura-t-on un gouvernement caquiste aussi peu ouvert que le gouvernement conservateur?

On a vu des gouvernements et des entreprises aller jusqu’en cour pour connaître des sources anonymes qui ont permis de faire la lumière sur des scandales. On sent une obsession pour les gouvernements municipaux, provinciaux et fédéraux de contrôler de plus en plus le message politique, voyant leur obligation de rendre des comptes comme un complot plutôt qu’une responsabilité normale.

Le livre de Marie-Ève Martel est un travail essentiel qui devait être fait et qui, en plus, a été fait soigneusement, rigoureusement et avec passion.

Personnellement, j’aimerais ajouter à ce débat une autre érosion, influencée certes par le cul-de-sac du modèle d’affaires, mais aussi par des mauvaises manies de l’industrie médiatique et qui ont scrappé la confiance du public envers les médias. Un sujet que j’explore dans un petit manifeste qui sera sûrement publié quelque part (des éditeurs intéressés?).

Il nous faut un débat large sur l’information au Québec, au Canada. Le feu est pris. Le bateau coule. Prenez la métaphore que vous voulez, tant que le débat se fasse.