J’ai eu du mal à accoucher de ce premier billet de blogue de papa. Pas que je n’avais rien à raconter. Au contraire. Mais après avoir lu l’émouvante histoire de mon homonyme Mathieu St-Onge, puis celle tout aussi poignante de Joël Martel, je trouvais soudainement mes petits drames de père au quotidien d’un ennui mortel, si vous me pardonnez l’expression. Tout à coup, j’ai eu peur que mon propos absolument banal ressemble à une blague de Michel Beaudry ou, pire encore, à une chronique de Richard Martineau, alors que les récits de mes compères semblent être les fruits de l’union entre une grande tragédie grecque et un happy end hollywoodien.
Reste que, à travers le train-train quotidien des jeunes parents qui se lèvent (trop) tôt et la banalité routinière des bains-pyjamas-dodos, certains écueils en viennent parfois à déchirer des couples qui ne demandent pourtant qu’à vivre heureux et à avoir plusieurs enfants.
Mais commençons par le commencement.
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Nous sommes le 3 avril 2009, au petit matin, à l’Hôpital Anna-Laberge à Châteauguay.
Cela fait des heures que ma blonde est «en travail» pour accoucher du premier héritier. Quand ma blonde «travaille», vaut mieux ne pas trop la déranger. Elle préfère passer à travers toute seule, sans l’aide de rien ni personne, à part un ballon d’exercice et quelques moves de yoga. Presque en silence à part ça, sauf un râle ou deux quand une contraction se fait trop intense. Le zen s’arrête là, car si l’infirmière ou moi avons le malheur de lui demander si elle a besoin de quelque chose, on est reçu avec des mots d’église, parfois même conjugués entre eux. Tout ça pour dire que je ronge mon frein depuis des heures, impuissant, pendant que ma «douce» moitié se fait ronger de l’intérieur. À 5 h du matin, alors que je commence sérieusement à cogner des clous, ma blonde m’expulse de la chambre entre deux contractions pour que j’aille me chercher du café.
Quand je reviens de la cafétéria de l’hôpital avec mon breuvage chaud que je sirote d’une main et que je pousse la porte de la chambre de l’autre, la game vient de changer.
Il y a un attroupement autour de ma blonde, qui pour le peu que j’arrive à distinguer est rendue mauve tirant légèrement sur le bleu. Elle est en train d’accoucher. Je dépose mon gobelet de café à moitié plein et me fraie tant bien que mal un chemin à travers ce qui semble être le corps médical au grand complet, classe de finissants en obstétrique incluse. Je finis par me retrouver aux côtés de ma blonde, qui m’agrippe le bras. Fort. On se regarde dans les yeux. On se sourit, elle malgré la douleur, moi en priant que tout se passe bien. Comme de fait, tout se passe très bien et très vite. Deux-trois poussées plus tard, je suis rendu le papa d’une petite masse informe qui braille sa nouvelle vie. On me tend une paire de ciseaux pour que je coupe le cordon ombilical. Je m’exécute machinalement, un peu dans les vapes, et je crains un instant avoir coupé le doigt ganté du médecin à la place. Pendant que les mains de ce dernier expulsent le placenta des entrailles de ma blonde à grand renfort de «sploutch», on nous tend notre trésor.
Il est tout petit, tout beau, tout fripé. Il sent le pain chaud. L’infirmière se contente de lui mettre un petit bonnet sur la tête et le laisse dans les bras de sa maman. Il a l’air maintenant calme, presque reposé. Lui aussi a beaucoup travaillé. Il ouvre un petit œil encore humide de liquide amniotique, puis un autre. On sait bien qu’il ne voit rien encore, mais ça ne l’empêche pas de nous regarder. On a tous les yeux pleins d’eau. En fait, je me souviens plus très bien pour ma blonde, mais moi je pleure comme une Madeleine. Il s’appellera Hubert.
Quelques instants plus tard, l’esprit heureux et toujours aussi vaporeux, je tends la main pour reprendre mon café.
Il est encore chaud.
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Nous vécûmes heureux (avec des hauts et des bas, comme tout le monde) et n’eurent pas d’autres enfants pendant un bout. Puis arriva le second héritier, Léopold. Je ne vous raconterai pas ce deuxième accouchement, qui fut un petit peu plus difficile que celui d’Hubert, mais au final nous avons eu droit à un autre petit garçon tout aussi beau et en santé que le premier.
Par la magie de l’ellipse, transportons-nous plutôt quelques années plus tard au cours d’une journée moyenne d’une famille moyenne comptant deux adultes dans la mi-trentaine ainsi que deux jeunes enfants respectivement âgés de 6 ans et 2 ans et demi.
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Il est 6 h 15 du matin très précisément. Ma blonde et moi, on se fait arracher d’un sommeil ni très profond ni très réparateur par des bruits caractéristiques émanant du moniteur posé au pied du lit. Notre terrible two vient de se réveiller. On l’entend sauter avec fracas de son petit lit, ouvrir et claquer la porte de la chambre qu’il partage avec son aîné de frère, traverser la maison en trombe comme si sa jeune vie en dépendait, ouvrir et claquer la porte de notre chambre, puis sauter dans notre lit avec ses huit toutous, sa suce et sa doudou. Il est 6 h 16 et j’ai la tête enfouie sous l’oreiller. Moitié endormi, moitié dans le déni.
Quelques minutes plus tard, c’est au tour de notre grand (même si j’ai parfois l’impression qu’il est encore dans son fucking four) de débarquer comme s’il arrivait en Normandie un certain 6 juin 1944. Une bataille épique pour qui aura la meilleure place dans notre lit s’ensuit. Définitivement réveillé, mon rôle à ce stade est d’éviter tant bien que mal que mes garçons ne s’infligent des blessures trop sérieuses. Une fois l’armistice déclaré, non sans avoir préalablement frôlé l’apocalypse, la course contre la montre peut débuter.
Douche en vitesse, déjeuner avec innombrables dégâts sur le plancher, sauve-qui-peut pour ne pas s’habiller, sprint final pour brosser les dents et mettre les souliers : ma blonde et moi avons à peine le temps de se parler et d’avaler notre café – froid – de travers avant d’embarquer dans l’auto pour conduire l’un à l’école et l’autre à la garderie avant d’aller travailler. Le soir venu, c’est le même genre de course folle qui recommence, mais à l’envers. Vous savez sans doute ce que c’est.
Rien de bien terrible, quand on y pense. C’est le quotidien que partagent des millions de couples avec enfants partout dans le monde. Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ni appeler sa mère. Et pourtant, à la fin de la journée, quand les petits sont enfin couchés, on se retrouve souvent un peu hébétés, ma blonde et moi, devant notre souper. Parfois, quelques verres de vin aidant, on réussit à se parler et à se refaire un semblant d’intimité. Parfois, la fatigue ou le verre de vin de trop n’aidant pas du tout, pour un oui ou pour un non c’est la prise de bec plutôt que les becs.
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Pendant longtemps, j’ai cru que j’allais réussir à obtenir quelques instants de répit pour boire mon café chaud le matin tout en lisant mon journal tranquille, comme avant. Et pendant longtemps, tous les matins, j’ai échoué lamentablement à atteindre ce modeste objectif.
La dernière fois que j’ai bu mon café chaud, j’étais à peine papa. Depuis peu, j’ai compris le truc pour être un vrai papa, un papa à part entière : il faut tout simplement apprendre à aimer son café froid.
Il reste maintenant à garder en vie la braise qui se trouve dans les yeux de ma blonde quand elle me regarde, et vice-versa. Peut-être qu’il est utopique de penser que la flamme peut monter aussi haut qu’avant qu’on ait nos deux morveux, mais le plus important, c’est de continuer à entretenir le feu.