Brown : Un air de famille
Trois ans de dur labeur plus tard, les deux rappeurs frangins Jam (K6A) et Snail Kid (Dead Obies) livrent enfin Brown, le premier album homonyme du trio familial qu’ils mènent avec leur père Robin Kerr.
Rejoints sur l’heure du midi au toujours élégant Miami Deli, établissement culinaire quasi renommé de Hochelaga, David et Grégory Beaudin-Kerr (respectivement Jam et Snail Kid) discutent du menu avec une complicité tangible.
«Faut que tu prennes le gros spécial, c’est le shit. Y’a trois œufs, trois viandes, du pain doré… T’as toute, même le jus!» conseille Snail à son frère aîné, à peine assis.
«Ton shit est clairement exagéré…», envoie Jam, pas convaincu.
«Exagéré? Je prends tout le temps ça d’habitude, mais là j’suis pas dans mon meilleur déjeuner vibe. Je pense que je feel pour un yogourt», indique le cadet, qui se rabat finalement sur une salade tropicale.
«Man…» réplique Jam, sourire en coin. «Esti que ça gosse quand tu vas déjeuner avec quelqu’un pis qu’il prend un yogourt!»
Vifs d’esprit, les deux rappeurs ont des caractères compatibles, autant au niveau relationnel qu’artistique.
Bien que Brown soit leur première collaboration d’envergure, leur désir de collaborer, lui, date d’il y a plus d’une décennie. «Quand j’ai vu que mon frère avait commencé à rapper, c’était clair pour moi qu’on allait faire des tracks ensemble», se rappelle Jam. «Dans les partys de famille, ça finissait tout le temps que je descendais dans le sous-sol avec mon frère et mon père pour jouer de la guitare et jammer.»
Chanteur et guitariste au talent brut, Robin Kerr a rapidement transmis son amour pour la musique à ses enfants. «Notre père, c’est un god. Il entend un shit et il se met à freestyler. Il a juste trop de soul», louange Snail. «Quand y’arrive dans l’enregistrement ou l’écriture, par contre, ça devient plus difficile. C’est plus un gars spontané.»
Quelques remises en question
C’est notamment pour cette raison que le trio père-fils a mis du temps à venir à bout de ce premier album. Minutieux, les trois musiciens ont préféré attendre d’avoir en main tous les ingrédients pour élaborer leur recette complexe, plutôt que de se presser et de servir du réchauffé. «C’était pénible par moments», admet Jam. «C’est impossible de faire un projet pendant trois ans sans le remettre constamment en question. L’avantage, c’est que toutes les tounes de l’album final ont passé l’épreuve du temps.»
Élaboré à la fin de l’année 2012, alors que Snail Kid n’avait même pas entamé l’enregistrement du premier album de Dead Obies, Montréal $ud, Brown a bien failli ne jamais voir le jour. «Y’a des moments où l’on voyait pas le boutte. On ne se croyait plus nous-mêmes avec nos dates de sorties sans cesse repoussées», indique le frère cadet.
«2014, ça a été l’année la plus difficile. J’me suis presque dit « fuck off »», renchérit Jam, qui signe également la grande majorité des compositions. «Étrangement, ça a pris son envol au moment où j’y croyais le moins. J’étais retourné habiter dans le sous-sol de notre mère, et Snail est venu chez nous pendant une semaine. Ça me tentait trop pas de me mettre à ça et, en plus, j’avais pas tant de beats… Je sais pas trop ce qui est arrivé, mais finalement, on a eu une semaine très productive. C’est à partir de ce moment-là que l’album a commencé à exister pour vrai.»
Inspiré, Jam a alors mis de côté les expérimentations neo-soul sur lesquels il planchait depuis le début de la vague piu piu (en 2012) afin de privilégier une composition plus accessible et, surtout, plus mélodique. «J’ai simplement dû réapprendre à faire du hip-hop», indique-t-il. «Plus le projet avançait, plus c’était clair pour moi qu’on devait faire un album de pop rap avec des trucs catchy.»
L’importance du contraste
Fougueux mélange de hip-hop, de soul, de reggae, de funk, de dancehall et d’électro, ce premier album du trio reste cohérent à travers son concept. Nés d’une mère québécoise blanche francophone et d’un père jamaïcain noir anglophone, les deux frères y clament leurs origines métissées avec, en tête, l’idée de poursuivre une réflexion plus globale sur les contrastes qui habitent notre société.
«On essaie de faire abstraction des différences, des extrêmes et, plus généralement, de ce qui sépare les gens», explique Snail Kid. «À la base, ce que je trouve ridicule, c’est les gens qui perdent leur temps à aller hate sur leur contraire. C’est ridicule parce que cette contradiction-là, elle est au fond d’eux-mêmes aussi…»
«Ça donne des chansons introspectives», poursuit le rappeur, plus concrètement. «Sur Parapluie, par exemple, on parle de notre désir d’aller de l’avant, malgré la nostalgie qui nous habite. C’est personnel, mais en même temps, c’est très représentatif d’une culture québécoise qui veut regarder vers le futur, mais qui, plus souvent qu’autrement, reste prise dans le passé. Aux yeux de bien des gens, LA culture québécoise, ça va à jamais rester Charlebois et les 1970.»
Bref, même s’il fait, en quelque sorte, l’apologie de la nuance, Brown prend position. Pour les deux rappeurs, le principal défi a été de proposer une approche artistique complètement renouvelée – et non enracinée quelque part dans leurs autres projets.
Reconnu pour son flow nonchalant et ses textes drôles à propos des travers du quotidien, Jam a mis du temps avant de trouver le ton juste. «Fallait pas que je tombe dans mon Louis-José Houde rap habituel. Anyway, je sentais que j’en avais fait le tour…» admet-il. «Les premières tounes de Brown, y’a eu du gros n’importe quoi, mais à un moment donné, j’ai été capable de passer à autre chose.»
L’adaptation n’a pas été de tout repos pour Snail non plus, lui qui enregistrait le deuxième album de Dead Obies (prévu pour mars prochain) en même temps que Brown. «Y’a eu des moments, au début, où je mélangeais les deux univers, mais sinon, la distinction s’est fait naturellement», explique-t-il. «Dead Obies, c’est plus teinté par les codes actuels du rap. À la limite, le but, c’est d’animer quelque chose de juvénile et de susciter des réactions avec des paroles provocatrices et des envolées révolutionnaires. Brown, c’est plus personnel, y’a un côté plus sensible. Je parle de moi et de mes contradictions.»
Entre le noir et le blanc, le jeune et le vieux, le français et l’anglais, le passé et le futur, Brown est effectivement un habile ramassis de contradictions.
On hésite entre le yogourt et le gros spécial, mais on prend la salade tropicale.
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Album en écoute sur voir.ca jusqu’à sa sortie le 22 janvier
Lancement au Bleury – Bar à vinyle (Montréal) le 22 janvier. Première partie de Koriass au Cercle (Québec) le 5 février. Première partie de Koriass au Club Soda (Montréal) le 6 février.