Il y a 20 ans : Groovy Aardvark – Vacuum
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Paru le 12 avril 1996, le deuxième album de Groovy Aardvark a largement contribué à établir les bases d’une scène rock alternative francophone au Québec. À la grande surprise du groupe, Vacuum a réussi à traverser les barrières pourtant étanches de l’industrie musicale québécoise, grâce à quelques succès joués abondamment à MusiquePlus et sur les ondes des radios commerciales. Vingt ans plus tard, on revient sur la genèse et l’impact de cet album-culte, en compagnie des membres de la formation.
Fondé en 1986, Groovy Aardvark roulait sa bosse depuis près d’une décennie quand il a amorcé l’enregistrement des démos de Vacuum, au début de l’été 1995. Avec un seul album derrière la cravate (Eater’s Digest, 1994), le groupe avait encore en sa possession quelques ébauches de chansons, dont certaines (comme Rowdy Road People et Scrape) qu’il avait testées en spectacle. «On avait déjà une base de musique intéressante avec laquelle travailler», relate le bassiste et chanteur Vincent Peake. «On traversait également une très bonne période créative. On peut dire que l’album a été relativement facile à faire.»
Encore influencé par le rock progressif des années 1970 (Zappa et Yes en tête de liste), le groupe tentait, à l’époque, de s’en détacher pour proposer des chansons plus simples. «En 91-92, on tripait beaucoup sur les tounes prog à 23-24 riffs. C’était une époque où le pot était particulièrement bon. Le M39 venait d’arriver, et c’était pu du petit weed de fif», se souvient Peake, en riant. «Ce qui arrivait, c’est qu’on avait toujours des millions d’idées pour nos chansons. C’était trop même! Pour Vacuum, on a donc commencé à couper nos tounes en trois ou en quatre afin d’avoir d’en avoir des plus courtes.»
Autant inspiré par le grunge et le hardcore que Jane’s Addiction, Groovy se met donc à trier ses influences avec un souci de singularité particulièrement minutieux. «La question qu’on se posait tout le temps à chaque toune, c’était ‘on est-tu en train de ressembler à un autre band?’. Si la réponse était ‘oui’, on mettait de côté la toune», se souvient le guitariste Martin Dupuis. «À force de faire constamment cet exercice-là, on a blendé nos influences et on a forgé le son de Vacuum.»
Sony et le compromis du sell-out
Durant ce processus, le groupe peut compter sur une aide plus que précieuse puisque le guitariste Marc-André Thibert travaille au studio Plante verte (à Beloeil). «Ça nous a donné l’occasion de passer beaucoup de temps en studio, sans payer un soundman à l’heure», relate Vincent Peake.
«Au même moment, on se faisait pousser dans le cul par Sony aussi», renchérit Martin Dupuis. «Le label était intéressé par notre musique et nous demandait de lui envoyer des démos pour voir vers où on se dirigeait .On a donc construit l’album par coup de quatre tounes, en attendant chaque fois du feedback.»
En tout, Groovy envoie trois démos à la compagnie (un enregistré à l’ancienne usine Cadbury à Montréal et les deux autres à la Plante verte). L’exercice lui permet de développer son efficacité et l’oblige à simplifier ses chansons. «Sur Eater’s, on avait mis le paquet au niveau des tracks de guitare. On loadait notre musique au max, en mixant à huit mains. Pour Vacuum, le mot d’ordre, c’était d’y aller plus straight et de couper dans le superflu», indique Peake.
Sony joue franc-jeu avec le groupe et lui indique ses préférences. Enregistrée dans une version brouillon sur le tout premier démo des sessions, Dérangeant pique la curiosité du label. «Quand ils nous ont dit qu’ils avaient aimé cette toune-là, la yeule nous est tombée à terre! On était sous le choc», se rappelle Dupuis. «C’est là qu’on a commencé à comprendre c’était quoi l’essence d’un hook et d’un refrain catchy. C’était pas quelque chose qu’on faisait naturellement. Avant ça, on composait toujours de façon instrumentale, et c’est probablement pour ça que nos tounes étaient aussi complexes.»
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Mais le groupe n’est pas prêt à tout pour plaire à Sony. Quelques années après la vague grunge, l’idée du compromis commercial a encore un goût amer en bouche pour le typique groupe underground désirant faire plaisir à ses fans de la première heure.
«Le mot ‘catchy’ pour nous était mauvais, et on avait de la misère à céder à n’importe quel compromis. On shakait juste à l’idée de baisser le gain de nos guitares!» explique le guitariste. «Bref, on était torturés. À chaque toune, on se demandait si on était rendus des ‘sell-out’.»
Côté paroles, Vincent Peake n’y va pas avec le dos de la cuillère et propose des textes frondeurs, qui vont droit au but. Écrite «en cinq minutes», Dérangeant est teintée par une histoire de fraude qui a secoué l’ensemble du groupe quelques mois avant.
«À l’époque, on s’était fait voler par un gars, un genre de pseudo gérant qui nous a mis dans le trouble», explique le parolier. «Tout ce que je dis dans la toune, comme le fait que son père le reniait, c’est exactement ça qui est arrivé. Le gars était un mythomane, un cleptomane, qui a fait subir ses actions à tout son entourage. Pour vrai, ça a été le texte le plus facile que j’ai eu à écrire de ma vie. C’est une vraie diss track! Le tabarnak, je voulais qu’il entende la toune jusqu’à la fin de ses jours. C’est pour ça que j’étais particulièrement content qu’elle joue partout à la radio, celle-là…»
Pour le reste, Peake se concentre sur des épisodes reliés de près ou de loin à sa vie. Chronique morbide, Noise Solution est l’histoire bien réelle d’«un gars qui nous louait un local de pratique et qui s’est fait assassiné par un schizo», tandis que Dormitory relate «des histoires de pensionnaires attouchés par des prêtres». Lui-même pensionnaire dans les années 1970-1980, Peake dit avoir été près de cette réalité, même s’il n’a pas lui-même été victime d’une agression sexuelle.
Dans un tout autre genre, plus humoristique, Rowdy Road People parle de «nos roadies qui ont pas de classe en tournée», tandis que Da Bait illustre, à elle seule, le dilemme auquel Groovy Aardvark était confronté durant Vacuum. «C’est l’histoire d’un band qui, face à l’industrie, décide de garder son authenticité. C’est carrément ça qui nous est arrivé…» remarque le leader.
Après un feedback plus mitigé de Sony à la suite de l’envoi d’un troisième démo, qui contenait «trop de prog et pas assez de Dérangeant», le groupe signe finalement un contrat avec l’étiquette québécoise MPV. À la fin de l’année 1995, il retourne en studio réenregistrer les chansons de ses démos à la Plante verte.
Folk trad et tournée en Europe de l’est
Présente sur le tout premier démo des trois sessions, l’hymne punk trad Boisson d’avril prend une nouvelle tangente avec l’apport de Michel Bordeleau et Yves Lambert de La Bottine Souriante, l’un des groupes québécois de l’heure à l’époque. C’est Martin Dupuis, alors âgé de 22 ans, qui convainc les deux monstres sacrés de la musique traditionnelle québécoise de se prêter au jeu. «Je connaissais plein de monde qui faisait du trad, mais j’ai décidé de partir en haut de la liste en demandant aux emblèmes du style», indique-t-il. «Les deux sont arrivés un peu sur les breaks. Yves semblait particulièrement réticent à l’idée de se pitcher là-dedans vu que la tonalité était, à la base, pas mal haute.»
«Faut dire aussi qu’Yves connaissait pas le band», ajoute Vincent Peake. «C’est son fils de 17 ans qui nous connaissait. En acceptant notre offre, c’est certain que pôpa scorait des gros points envers fiston!»
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Vacuum sort finalement le 12 avril 1996. Le lancement a lieu le soir même au mythique Spectrum de Montréal devant une foule en liesse. La lune de miel entre Groovy Aardvark et son public québécois se voit toutefois interrompue par une tournée européenne de deux mois et demi, qui s’amorce le lendemain matin.
«Le 13 avril, on avait le cul dans l’avion», se souvient le chanteur. «Mon frère Danny Peake, qui était batteur, travaillait à la bourse de Montréal et ne pouvait pas s’absenter aussi longtemps. C’est là qu’on a engagé Pierre Koch. Il a passé l’audition à 60%, mais il a appris très vite. Après quelques semaines en Europe avec lui, on a décidé de le garder officiellement dans le groupe.»
Le quatuor renouvelé suit alors les traces de Grimskunk en se promenant partout en Allemagne. «C’est eux qui avaient fait la trail et qui nous avaient donné les contacts», relate le chanteur. «On s’est littéralement rendu dans les bas-fonds de l’Allemagne de l’est. On n’avait pas de téléphone, pas d’ordi, pas de nouvelles… On ne savait même pas que l’album vendait autant et que Dérangeant jouait non-stop à MusiquePlus.»
Pris par surprise par l’engouement instantané de l’album, le groupe poursuit sa route sans se douter de l’ampleur de son propre succès. «J’appelais à maison et mon frère me racontait tout ce qui se disait sur nous autres… Je raccrochais et je retournais me coucher dans un sous-sol louche à côté d’un rat qui gruge la porte», se souvient Martin Dupuis. «C’était vraiment weird comme sensation… C’est après ça qu’on a su que, pendant ces deux mois-là, on vendait à peu près 1000 disques par semaine.»
Devant ce succès inattendu, le batteur Danny Peake s’occupe des entrevues à Montréal. «Il faisait des entrevues à notre nom à MusiquePlus, même s’il ne faisait plus vraiment partie du band», dit son frère, en riant. «L’impact qu’on attendait pour Eater’s Digest s’est finalement transposé sur Vacuum. Pour un groupe semi hardcore underground comme nous, c’était incroyable comme succès.»
MusiquePlus, ADISQ et Edgefest
À cet effet, l’impact de MusiquePlus est plus que significatif. Les clips de Dérangeant et du P’tit bonheur (une reprise du classique de Félix Leclerc, en collaboration avec Marc Vaillancourt de B.A.R.F.) y jouent abondamment et permettent au groupe de rayonner à la grandeur du Québec.
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Grâce à une voie pavée par les énormes succès de Green Day et Offspring, le groupe réussit également à entrer en rotation sur les ondes des radios commerciales. «On a même fait des plateaux de télé avec Patricia Paquin et Francis Reddy!» s’exclame Vincent Peake, sourire en coin. «On avait décidé de rentrer dans la game et de le faire dans le total respect. Y a des bands qui mordent la main qui les nourrissent, mais nous, on n’était pas des mauvais gagnants. S’il fallait qu’on arrive à Radio-Can à 6h le matin pour une entrevue, on y allait à 6h, même si on avait brossé la veille. C’était une période ben cool, qui nous a surtout permis de constater que toute cette attention-là, c’est très volatile. Faut en profiter pendant que ça passe.»
À l’automne 1996, le groupe est nommé au Gala de l’ADISQ dans la catégorie de l’artiste québécois s’étant le plus illustré dans une autre langue que le français, aux côtés de RudeLuck, Stephen Barry Band, Too Many Cooks et Céline Dion. Si l’issue de ce scrutin n’a rien de bien surprenant (c’est l’année de Falling Into You, après tout…), il en est tout autre du numéro d’ouverture du gala.
Dans un Centre Molson tout neuf, c’est nul autre que Groovy Aardvark qui est chargé d’ouvrir la soirée avec Boisson d’avril, interprétée en compagnie de Michel Bordeleau. «On en revenait pas d’avoir été invités à faire le show d’ouverture!» se souvient Peake. «Au départ, Denis Bouchard, qui était le metteur en scène du gala, voulait nous faire faire une version écourtée, sans le bout rapide de la fin. C’est Michel qui est allé au batte pour nous en faisant comprendre à Denis que ça donnait rien de faire la toune sans le bout payant. Ça a pas trop pris de temps qu’il a accepté.»
Pendant plus d’un an, le groupe multiplie les spectacles partout en province. Du lot, un arrêt s’avère particulièrement mémorable : celui du 27 juin 1997 à l’Hippodrome de Montréal pour le Edgefest, défunt festival pancanadien qui regroupait, cette année-là, des figures reconnues de la scène rock alternative du moment comme I Mother Earth, Collective Soul et Our Lady Peace. «C’est nous qui ouvrait la journée vers 16h», se remémore Vincent Peake. «Il faisait vraiment chaud et, avec la hose qui partait de la scène, c’est rapidement devenu un Woodstock bouetteux. Dès qu’on a commencé, y’avait à peu près 2000 personnes dans le trash.»
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C’est durant cette époque que la scène rock alternative franco du Québec se développe, entre autres grâce aux succès de groupes comme B.A.R.F., Overbass, Banlieue Rouge, Anonymus et, évidemment, Grimskunk.
L’influence d’une époque charnière
Loin d’être en compétition les uns contre les autres, la plupart de ces groupes entretiennent des rapports amicaux. «Y a des gens du public qui aimaient élever la compétition entre Grim et Groovy. Fallait presque que tu choisisses ton camp», se souvient Peake. «Mais entre nous, y’avait aucune compétition. Franz (chanteur de Grim), c’était un de mes meilleurs chums dans ce temps-là. On prenait des brosses ensemble aux Foufs chaque lundi aux Black Mondays, avec les gars de B.A.R.F. et d’Overbass. Vu qu’on faisait des shows la fin de semaine, le lundi, ça devenait comme notre week-end. Ça coûtait rien là-bas : tu donnais 20 piasses pis tu sortais à quatre pattes.»
À sa manière, Vacuum a cristallisé le son de cette époque charnière du rock québécois. La troupe de Vincent Peake a, par conséquent, pavé la voie à bon nombre d’artistes qui ont éclos quelques années plus tard, comme Kermess, Arseniq 33, Gros Mené, Vulgaires Machins, Raid et Capitaine Révolte.
Sans les avoir nécessairement tous directement influencés, Groovy a certainement agi à titre d’exemple pour bon nombre d’entre eux. «Depuis Vacuum, il y a énormément de gens qui viennent nous voir pour nous remercier de leur avoir montré que la musique rock alternative pouvait fonctionner au Québec. Ce à quoi j’ai toujours répondu : ‘Attends-toi pas à faire de l’argent. Tu vas être endetté, mais tu vas te faire du fun.’»
Entré dans le groupe en 2002, en remplacement de Marc-André Thibert, le guitariste François Legendre a d’ailleurs été grandement inspiré par l’approche de Groovy. «Je les ai vus au Pigeonnier pendant le FEQ en programme double avec Grimskunk. C’est là que j’ai vu que c’était possible de faire du rock comme ça en joual», admet-il.
Surtout, le groupe a su intéresser et soulever l’intérêt d’un public qui, en pleine période postréférendaire, s’identifiait plus ou moins à la musique d’ici. «J’entendais souvent des gens dire qu’ils écoutaient pas de musique québécoise, sauf Groovy Aardvark», souligne Martin Dupuis. «Je crois qu’à notre façon, on a contribué à américaniser le rock d’ici.»
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Groovy Aardvark aux FrancoFolies
Spécial 30e anniversaire / Les 20 ans de Vacuum
Métropolis de Montréal
18 juin 2016