Il y a 10 ans : Sunset Rubdown – Shut Up I Am Dreaming
Publiée sur une base régulière, cette toute nouvelle chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
À une période où tout était possible pour la scène indie rock montréalaise, Shut Up I Am Dreaming a connu un retentissant succès critique, se hissant à la 15e place des meilleurs albums de 2006 selon Pitchfork. Un peu plus de 10 ans après sa sortie, on revient sur sa création et son impact, en compagnie de Spencer Krug, ex-leader de la défunte formation.
Actif depuis plusieurs années sous plusieurs bannières, dont le groupe rock expérimental Frog Eyes, le trio instrumental Fifths of Seven et, évidemment, la formation indie rock emblématique Wolf Parade, le chanteur d’origine britannocolombienne Spencer Krug était déjà une figure reconnue de la scène musicale montréalaise lorsqu’il a amorcé l’écriture de Shut Up I Am Dreaming.
Rejoint par téléphone, au moment où il s’apprête à reprendre la scène avec Wolf Parade à Toronto, l’auteur-compositeur-interprète se remémore l’époque faste de la fin de sa vingtaine. «J’habitais sur Jean-Talon Ouest juste en face du Il Motore», dit-il, à propos de cette salle du Mile-Ex désormais rebaptisée Ritz P.D.B. «Je crois que j’écoutais beaucoup de Xiu Xiu et Deerhoof. En fait, j’écoutais la même chose que la plupart des gens que je côtoyais. À l’époque, on était un petit noyau de gens à toujours fréquenter les mêmes salles, les mêmes endroits, les mêmes partys…»
Mélomane et fêtard nocturne, Krug rencontre, à cette période, deux autres musiciens britannocolombiens : le guitariste Michael Doerksen et le batteur Jordan Robson-Cramer. Voulant donner un peu plus de fougue aux chansons de Snake’s Got a Leg, premier album officiel de Sunset Rubdown qu’il avait créé en solo, le Montréalais d’adoption s’allie à ses deux acolytes pour une série de spectacles à partir de l’été 2005.
«On s’est rapidement rendu compte qu’on avait besoin d’une autre personne», se souvient Krug, qui a alors fait appel aux services de la claviériste et choriste albertaine Camilla Wynne Ingr.
Ainsi rassemblés, les quatre musiciens développent une complicité artistique qui les mène tout naturellement au studio. «Le groupe était de loin meilleur que juste moi en solo», admet Spencer Krug. «Mike et Jordan étaient tout particulièrement des musiciens imaginatifs et créatifs. La musique est tout de suite devenue meilleure lorsqu’ils amenaient leurs idées sur la table. Je restais le compositeur principal, mais tout le monde ajoutait son grain de sel.»
Chevauchement avec Wolf Parade
Au même moment où il termine l’écriture des chansons d’Apologies to the Queen Mary, classique premier album de Wolf Parade paru en septembre 2005 sous Sub Pop, Krug écrit les paroles de Shut Up I Am Dreaming. «Je voulais proposer quelque chose de très fantastique et surréel, mais basé sur des situations de mon quotidien… À l’époque, ma copine était partie habiter à Tokyo, et ça m’affectait beaucoup» explique-t-il. «Le but était notamment d’aborder ça, mais en masquant certains faits derrière des métaphores fantastiques.»
En plein raz-de-marée Wolf Parade, Spencer Krug trouve le temps de rassembler ses trois camarades aux Breakglass Studios, situés juste à côté de chez lui. À son souvenir, l’enregistrement de l’album s’amorce à la fin de l’automne 2005 : «Il me manque beaucoup de détails, mais chose certaine : je me rappelle avoir quitté très souvent le studio avec les pieds dans la neige.»
Enthousiastes, les quatre musiciens développent une efficace méthode de travail. «Souvent, je plaçais le micro au-dessus de mon piano et j’enregistrais la première piste», se souvient Krug, qualifiant le style de l’album de glam rock acoustique. «Mike commençait ensuite à faire résonner sa guitare, souvent en improvisant, puis Jordan et Camilla ajoutaient leurs pistes de façon assez naturelle. La plupart des chansons ont été conçues comme ça : j’enregistre la première piste, puis on essaie différents trucs.»
«On était très excités à l’idée d’enregistrer un album tous ensemble», ajoute le chanteur. «Je me rappelle toutefois de quelques moments de tension. À un certain moment, Camilla ne jouait pas un accord de la façon que je l’avais en tête. Après plusieurs tentatives, j’ai décidé de le jouer moi-même et de l’enregistrer à sa place. Elle était vraiment mais vraiment fâchée…»
Cette situation illustre bien le paradoxe de Sunset Rubdown. Mené par l’esthétique indie rock lo-fi typique de l’époque, Shut Up I Am Dreaming bénéficie également d’arrangements audacieux, imaginés avec un souci perfectionniste par Spencer Krug.
Très prolifique, le Montréalais d’adoption repousse sans cesse ses limites artistiques au milieu de la décennie 2000, menant ses différents projets avec une rigueur impressionnante. «J’étais très inspiré à cette époque», admet-il. «J’étais surtout heureux d’avoir autant de plateformes à ma disposition pour créer.»
Engouement international
Officiellement paru le 2 mai 2006 sous l’étiquette californienne Absolutely Kosher (Xiu Xiu, The Mountain Goats, Pinback), quelques mois après un EP homonyme contenant majoritairement du matériel solo de Krug, Shut Up I Am Dreaming est salué par la critique internationale : le guide Allmusic souligne son côté poignant, le défunt webzine musical Stylus l’encense et qualifie sa poésie de «too good», tandis que Pitchfork lui donne la note considérable de 8,6/10.
«Je savais qu’une niche de fans invétérés allait apprécier l’album, mais je ne pouvais pas me douter qu’autant de gens l’aimeraient. Je ne pensais pas non plus avoir autant de bonnes critiques», confie Krug. «Il faut toutefois se rappeler que c’était la musique trendy de l’époque… Sans nécessairement penser que les journalistes se sont emballés en raison de Wolf Parade, je ne peux nier l’effet que tout ça a eu sur le rayonnement de Sunset. J’espère toutefois que les gens ont réellement pris le temps d’apprécier l’album pour ce qu’il était.»
Quelques semaines après la sortie, Sunset Rubdown se lance dans une série de spectacles qui l’amènera dans plusieurs petites salles d’Amérique du Nord et d’Europe. «À chaque spectacle, je me donnais le défi de jouer de nouvelles chansons. Les hardcore fans appréciaient beaucoup cette initiative», se rappelle le chanteur. «La connexion avec le public était formidable. Je me rappelle que je portais un bandeau sur scène, vu que je suais beaucoup trop et que la sueur finissait par m’aveugler. Dans un élan de solidarité, plusieurs fans ont commencé, eux aussi, à porter un bandeau lorsqu’ils venaient à nos spectacles. C’était très drôle.»
C’est notamment cette proximité avec le public qui fait de Shut Up I Am Dreaming un classique dans son style. Dix ans plus tard, Spencer Krug, modeste, reconnait à tout le moins l’impact qu’a eu ce deuxième album sur la vie de plusieurs de ses fans. «Beaucoup de gens sont venus me voir pour me dire que l’album les avait aidés à traverser une crise identitaire à la toute fin de leur adolescence. D’autres m’ont dit qu’il les avait accompagnés à passer à travers un deuil ou un divorce. Dans tous les cas, c’est tout un honneur. Ça me fait réaliser que ma musique n’est pas totalement inutile.»
Toutefois, pour le principal intéressé, ce second effort n’a pas de répercussions aussi émotives. «Je suis totalement détaché de ce groupe puisqu’il n’existe plus. En plus, nous nous sommes séparés d’une façon plutôt déplaisante…», confie celui qui a également mené la création de Random Spirit Lover et Dragonslayer, respectivement parus sous Jagjaguwar en 2007 et 2009.
«Même si je n’essaie de plus trop penser à tout ça, je n’ai pas le choix de reconnaître que certaines chansons de cet album, notamment Us Ones in Between et Shut Up I Am Dreaming of Places Where Lovers Have Wings, sont dans les meilleures que j’ai écrites depuis le début de ma vie. Autrement, je crois que l’esthétique lo-fi générale rend l’album daté… Récemment, j’étais dans un restaurant japonais à New York, et Us Ones in Between a joué dans un mix indie à la radio satellite. J’ai tout de suite trouvé que ça sonnait comme une chanson de 2006. C’était presque honteux!»
Solidarité indie rock montréalaise
Dans tous les cas, SUIAD porte en lui les souvenirs d’une scène indie rock montréalaise alors au sommet de sa gloire. «Nous formions une communauté solidaire. Il n’y avait aucune compétition palpable», se souvient Spencer Krug, citant tout particulièrement AIDS Wolf et Arcade Fire. «C’était constamment un gros party. La plupart du temps, on se retrouvait à la piscine extérieure de McGill, puis on allait jammer et se saouler. À la fin de la soirée, on se ramassait dans des partys mystérieux, dont je ne me souviens plus vraiment… Il ne me reste que des souvenirs flous, tous mélangés.»
Autant cet esprit communautaire que cette interdépendance caractéristique et cette fraternité tangible ont renforcé la scène locale et contribué à l’émergence de plusieurs artistes anglo-montréalais qui ont, par la suite, obtenu du succès. On pense entre autres à Plants and Animals, Krista Muir, The Luyas, Miracle Fortress, Besnard Lakes, Land of Talk et Patrick Watson.
Malgré tout ce que cette époque représente pour lui, Spencer Krug ne nage pas dans la nostalgie. C’est d’ailleurs pour éviter d’y replonger sans cesse qu’il a décidé de quitter Montréal pour de bon, il y a déjà plusieurs années. «Je me sentirais vieux si je revenais vivre ici», confie-t-il. «Je faisais partie intégrante d’une scène indie rock qui est désormais morte… ou presque! Bref, j’ai vieilli et, maintenant, je ne me sens plus vraiment invité au party quand je remets les pieds dans cette ville. Montréal ne pourra plus jamais être ce qu’elle a déjà été pour moi.»
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