Il y a 15 ans : Les Colocs – Suite 2116
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Quatrième et ultime album du groupe québécois le plus emblématique des années 1990, Suite 2116 est entièrement marqué par la mort de Dédé Fortin. Évitant le ton larmoyant dans lequel n’importe quel album posthume du genre aurait pu verser, il laisse entrevoir la direction world plus assumée que le groupe s’apprêtait à prendre. Quinze ans plus tard, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de son réalisateur, le guitariste Mike Sawatzky.
Tapissé de reggae et de rythmes africains, Suite 2116 est intimement relié à la rencontre entre Dédé Fortin et les frères Diouf. «J’me rappelle, un jour, je suis arrivé en studio, et Dédé voulait absolument me faire entendre quelque chose», relate le guitariste. «Avant toute chose, il me dit : ‘’C’t’un petit peu ailleurs de ce qu’on fait habituellement… J’veux juste être sûr que t’aimes ça.’’ Quand il a démarré la toune et que j’ai entendu ces deux gars-là jouer du djembé avec autant de groove que ça, je me suis pas posé de question. Je lui ai tout de suite dit : ‘’Go, engage-les!’’»
À titre de membres officieux, El Hadji et Karim Diouf concoctent durant cette période le refrain wolof maintenant mythique de Tassez-vous de d’là, rampe de lancement de l’album Dehors Novembre, paru en mai 1998. «On savait que c’tait une bonne toune, mais jamais on aurait pu se douter que ça pognerait autant», admet-il. «À partir de ce moment-là, c’est parti en fou… Comme sur le premier album.»
Les spectacles se multiplient pendant plus d’un an et demi. Afin de faciliter les enregistrements sporadiques, Sawatzky entreprend alors le déménagement des principaux équipements studio, de Saint-Étienne-de-Bolton (là où le groupe s’était réfugié pour enregistrer l’essentiel de Dehors Novembre) à Montréal, dans un sous-sol sur la rue Fullum.
«Chacun des membres officiels du groupe avait ses clés pour aller enregistrer quand ça lui tentait», se souvient le guitariste d’origine amérindienne, en nommant Dédé, André Vanderbiest et lui-même. «Pour être franc, il y avait pas vraiment de projet concret d’album encore sur la table… On allait surtout en studio quand on avait un break de show. Je me rappelle que Dédé y allait souvent pour jammer avec les Diouf.»
Cette complicité entre Dédé et les frangins est aussi palpable sur scène. Grand succès de Dehors Novembre, Pis si ô moins devient une chanson-fleuve de près de 10 minutes en spectacle, en raison d’un long bout en wolof ajouté en deuxième partie. «On était toujours prêts à donner un autre vibe à nos tounes. Ça prenait toujours plus de djembé, plus de groove», se souvient Sawatzky. «Cette nouvelle version représentait bien notre évolution.»
FEQ, ADISQ et essais studio
Dans un genre similaire, Paysage mélange également les langues avec un groove saisissant. Interprétée sur scène dès l’été 1998, cette relecture d’un poème de Baudelaire est la nouvelle chanson la plus aboutie du groupe lorsqu’il l’interprète dans sa version finale au Festival d’été de Québec, en juillet 1999. «La chanson part des niaiseries qu’on faisait ensemble dans les soundchecks», se remémore le musicien. «J’avais sorti deux accords juste pour me pratiquer, et Dédé avait vraiment aimé ça. Il m’a regardé pis il m’a dit de garder ça. Je pense qu’il aimait ben le rythme des accords. Il est arrivé avec un texte de Baudelaire, et ça a bien fité. C’est drôle parce qu’à ce moment-là, je n’avais aucune idée de qui était Baudelaire… Maintenant, quand je regarde la pochette, c’est quand même quelque chose de voir mon nom à côté de celui d’un poète dans les crédits.»
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Après un été 1999 passablement chargé, le groupe voit ses efforts récompensés par l’industrie, en remportant le Félix du groupe de l’année au Gala de l’ADISQ. Dès le début de l’hiver, il entrevoit avec un peu plus de sérieux la suite de Dehors Novembre.
Naala Yééssi – chanson qui ouvre Suite 2116 – est le résultat d’une énième session improvisée entre Dédé et les Diouf. Invitant les frères sénégalais à une journée de préproduction, Dédé leur assure qu’il passera d’abord les réveiller. De là surgit l’expression wolof «Naala Yééssi», qu’on peut traduire par «Je passerai te réveiller».
Enregistrée en mars 2000, la session de base de cette chanson allie le souffle blues de l’harmonica de Sawatzky aux percussions fougueuses des Diouf et au refrain rassembleur mené par Dédé.
Également empreint d’une complicité entre Dédé et les Diouf, Rythmes Siko se construit à la même époque. Caressant alors l’idée de joindre aux Colocs un groupe d’une dizaine de percussionnistes (un «bloco» comme il l’appelait), Dédé veut plus que jamais développer sa section rythmique. «J’me rappelle qu’il était au studio avec les deux frères et qu’il tentait tant bien que mal de se joindre à eux en essayant différentes percussions qu’il y avait au studio», raconte Sawatzky. «À un moment donné, on entend dans la toune qu’il réussit à s’accorder avec les Diouf. Il y a une espèce de groove infernal qui part soudainement.»
De retour d’un voyage de six semaines au Brésil, Fortin est également emballé par la bossanova. Avec Vander à la basse, il enregistre (également en mars 2000) la courte et très simple Bossa, sur laquelle il alterne entre la guitare et la conga.
C’est également durant ces mois que prend forme la mystérieuse chanson La comète – ultime texte de Dédé Fortin que Vander ressortira des boules à mites dans une toute nouvelle forme en 2009. «J’aimais pas les versions qu’on avait faites à l’époque», admet Sawatzky. «Je voyais plus ça comme une ébauche ou un essai qu’une vraie chanson. On a essayé de faire de quoi avec, mais ça a jamais vraiment fonctionné… Jusqu’à tant que Vander ressorte sa version.»
La tragédie et le quatrième album imposé
Au printemps 2000, le groupe est invité à prendre part au Festival international de Louisiane à Lafayette. «Beaucoup de gens pensent que le dernier show de Dédé, c’était celui au FEQ, mais non… C’tait celui en Louisiane, à peu près une semaine avant sa mort», se remémore non sans émotion le guitariste. «À mon souvenir, c’était assez le gros party, mais vers la fin, Dédé m’a dit quelque chose dont j’me souviendrai toujours… Quelque chose comme : ‘’T’sais là, après les shows de cet été, je vais être moins dedans… Peut-être moins sur le party, plus tout seul dans ma chambre…’’ C’est comme ça qu’il m’a avoué qu’il feelait mal. Le connaissant, je sais qu’il voulait pas que je sois inquiet. Il le sait que j’aurais fait à peu près n’importe quoi pour renverser ça.»
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Le 8 mai 2000, André Fortin met fin à ses jours dans son appartement de la rue Rachel. Baignant dans le sang, son corps inerte est retrouvé deux jours plus tard.
Désemparé, Mike Sawatzky réécoute l’œuvre des Colocs en tentant de trouver des réponses : «Moi, j’avais toujours pensé que sa musique était son exutoire. Depuis les tout débuts, je remarquais que ses chansons étaient dark, mais jamais au point où je pensais qu’il finirait par se suicider… Dans ma tête, Dédé s’exprimait comme ça, à travers sa musique, that’s it.»
Pour le guitariste, l’été 2000 est extrêmement difficile. Père de deux filles (l’une d’un an et l’autre de quatre), il met du temps avant de se remettre sur pied : «C’était dur… Vraiment dur. Juste l’idée de croire ce qui se passait, de croire que Dédé était mort, c’était inimaginable. J’ai pris un gros coup. Je savais clairement pas comment dealer avec ça.»
Malgré le deuil, Mike Sawatzky doit toutefois rapidement se remettre au travail puisque le gérant du groupe, Raymond Paquin, le mandate pour réaliser un quatrième album.
«Il avait été chercher l’argent pour un autre album. On raconte même que la moitié de cet argent-là était déjà partie… Bref, on avait comme pas le choix de faire un album, même si Dédé était pu là. Quinze ans après, on peut le dire : c’était une demande de notre gérant et de Musicomptoir, notre étiquette», explique le musicien, franc. «Au début, Vander et moi, on pensait vraiment pas que c’tait une bonne idée. On était encore endeuillés, on avait vraiment pas le goût de se remettre le nez là-dedans. Par la suite, c’est un peu devenu une mission, un album de salut, comme pour boucler la boucle. On voulait aider les fans du groupe à surmonter la tragédie et, surtout, leur laisser un meilleur dernier souvenir.»
Effort soutenu
Automne 2000 : le guitariste convie André Vanderbiest chez lui. Pendant des semaines et des semaines, les deux acolytes repassent à travers toutes les bandes studio et live des deux dernières années. «Vander avait des idées à pu finir», se rappelle Sawatzky, en riant. «Après ça, c’était à moi de choisir. En tant que membre fondateur, je sentais que j’avais une responsabilité quant au son et à l’image des Colocs.»
Avec Paysage, La Comète est la seule chanson que le groupe avait réellement travaillée en deux ans. «Il y a beaucoup de gens qui la voulaient sur l’album à cause de ça, notamment notre gérant… Mais moi je voulais rien savoir!» renchérit-il. «Je trouvais le timbre de voix de Dédé trop dark. Ça fitait pas sur l’album.»
Évitant à tout prix la mélancolie, Suite 2116 prend tout naturellement une direction world, relativement fougueuse et festive. Avec cinq chansons en main (Rythmes Siko, Naala Yééssi, Paysage, Bossa et la nouvelle version live de Pis si ô moins), Sawatzky et Vander sont toutefois loin d’avoir en main un album complet.
Vient alors l’idée d’ajouter Wéétoo, une pièce que Dédé et les frères Diouf fredonnaient souvent lors des tests de son. «Y a fallu qu’on écrive la chanson en se souvenant des trips que Dédé avait en tournée avec Karim et El Hadji», relate le guitariste. «C’est une des dernières chansons qu’on a fignolée, au printemps 2001.»
Continuant de fouiller à travers les archives, les deux complices retrouvent également le rythme de batterie fétiche à Dédé – celui qu’il répétait ardemment lors de l’enregistrement de Dehors Novembre à Saint-Étienne-de-Bolton. Voulant lui donner la vie qu’il mérite, ils le marient avec un hilarant et très ironique discours que Dédé scandait en spectacle lors de la période électorale provinciale de 1998.
Très expérimental, le résultat de cet alliage prend une tout autre forme lorsque DJ Pocket s’amuse à échantillonner et modifier le discours à Dédé, en mai 2001. «Son local de pratique était situé juste à côté du nôtre. On avait envie de s’amuser et de construire quelque chose de vraiment spécial», explique le musicien, à propos de cette chanson qui se nommera finalement Le Parti Robin des bois.
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Désirant rendre un ultime hommage à leur ami, Sawatzky et Vander enjoignent finalement les proches collaborateurs des Colocs (notamment le batteur Michel Dufour, les frères Diouf, le saxophoniste Jean-Denis Levasseur, le trompettiste Charles Imbeau et le tromboniste Ben Gagné) à participer à la conclusion de l’album, la chanson Du temps pour essayer.
Pour l’occasion, le producteur, réalisateur et multiinstrumentiste américain Robbi Finkel (qui avait tenu la barre du premier album des Colocs) est appelé en renfort pour diriger l’ensemble de la pièce – tout comme le renommé arrangeur Terry Brown (reconnu pour son travail avec Rush) qui, en fin de compte, mixera tout l’album.
Écrite par Vander, Du temps pour essayer est chantée par Mike Sawatzky – une première pour lui en français, si on met de côté Pis si ô moins, qu’il chantait en duo avec Dédé. «J’ai trouvé ça très difficile», admet-il. «Le jour avant l’enregistrement, j’étais un peu sur la boisson. J’essayais de me pratiquer, mais j’avais de la misère. On était rendus à la fin du processus et, pour vrai, j’étais exténué.»
Problèmes avec BMG
Mais le Saskatchewanais d’origine est loin d’avoir tout donné. Au même moment, l’ancienne étiquette du groupe, BMG, a dans ses projets de faire paraître deux albums posthumes : un live et un best of. «J’ai tout fait ce qu’il y avait en mon pouvoir pour empêcher ça», assure-t-il. «On tenait absolument à se dissocier de ce que voulait faire BMG. On voulait pas insulter le monde ou avoir l’air d’être des profiteurs opportunistes. C’était pas ça le vibe des Colocs du tout!»
Au printemps 2001, BMG réussit toutefois à sortir un disque : la compilation Les années 1992-1995. «On est sortis dans les médias pour dire aux gens : ‘’N’allez pas acheter les tounes que vous avez déjà. BMG veut simplement faire de l’argent sur le dos de Dédé.’’ En même temps, on préparait le terrain pour l’album qu’on allait sortir. Au moins, ce qu’on avait, c’était quelque chose d’un peu nouveau… Un dernier petit son des Colocs», poursuit Sawatzky.
Quelques semaines avant la sortie officielle du quatrième album, Paysage prend d’assaut les ondes radiophoniques et devient automatiquement un succès estival. «On était contents, mais en même temps, on se posait des questions…» confie le guitariste. «Est-ce que c’est un hit parce que Dédé est mort ou bien parce que c’est une bonne toune? Dans tous les cas, on trouvait ça tous weird de réentendre sa voix à la radio.»
Le 24 juillet 2001, Suite 2116 (en lien avec l’adresse de l’appartement où s’est formé le groupe) paraît finalement en magasin. Sans être dithyrambiques, les critiques sont bonnes, et le public répond à l’appel conséquemment.
La pression relâchée, le guitariste alors âgé de 32 ans connait des années en dents de scie : «Je savais pu trop quoi faire après ça… J’ai passé une couple d’années où j’étais tout simplement pu moi, assis sur mon divan à prendre un coup. Au même moment, il a fallu que je réalise que notre gérant était peut-être un peu croche. Y a fallu aussi que j’me batte pour les droits d’auteur. C’était le juge, les avocats, les trucs juridiques… En fin de compte, j’ai gardé le droit d’utiliser le nom Les Colocs quand je fais un show. C’est quand même normal en esti!»
Retour sur scène et influences
En 2009, Les Colocs reprennent officiellement vie le temps du spectacle Poussières d’étoiles, présenté devant plus de 60 000 personnes aux FrancoFolies de Montréal. «C’était un bon timing», analyse Sawatzky, faisant référence au film Dédé, à travers les brumes et à la nouvelle version de La Comète, sortis la même année. «Avant ça, j’avais mis Les Colocs dans un tiroir. Je voulais pas y toucher, de peur de perdre le respect que les gens avaient pour le groupe. Reste que, plus les années avançaient, plus les fans me demandaient de faire d’autres shows. Peu à peu, j’ai senti que Les Colocs en devaient encore une au public. La fin avait été trop violente, trop tragique, trop triste.»
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À l’été 2013, Vander, Sawatzky et les frères Diouf se joignent notamment à Mara Tremblay, Marc Déry, Damien Robitaille et Yann Perreau pour une mini-tournée soulignant les 20 ans du premier album du groupe.
Satisfait de l’accueil, le guitariste maintenant installé à Laval a repris l’exercice cet été, malgré la récente sortie médiatique de Réal Fortin, le frère à Dédé, qui a vivement dénoncé le fait que des «anciens Colocs» fassent des «hommages» au groupe en «cachant» le nom de Dédé.
«Je suis le dernier membre du tout début à être encore là. Le nom et l’image des Colocs, c’est à moi», précise celui qui est accompagné sur scène par d’anciens proches du groupe comme Élage Diouf, Guy Bélanger, Justin Allard et Michel Dufour, ainsi que par le chanteur Jason Hudon et certains collaborateurs provisoires comme Marc Déry et Philippe Brach.
Relativement dans l’ombre de Dédé durant les années 1990 (comme tous les autres membres d’ailleurs), Mike Sawatzky aura tranquillement gagné l’assurance qu’il faut pour s’approprier à sa manière le son des Colocs. Et il y a fort à parier que tout ça ne serait jamais arrivé s’il n’avait pas eu le mandat de réaliser l’ultime album de la formation.
Même s’il n’a rétroactivement pas eu un impact considérable sur la musique d’ici, Suite 2116 demeure encore aujourd’hui un exemple probant de mariage éclaté des musiques du monde. Sans lui attribuer leur émergence, on peut sans doute faire des liens entre sa parution et les succès relatifs subséquents de Polémil Bazar, La Chango Family, Sagapool, Kulcha Connection et DobaCaracol qui, eux aussi, ont mélangé les genres world sans se mettre de barrières.
Dans tous les cas, Mike Sawatzky reste fier du travail accompli : «On savait qu’on avait pas en main l’album du siècle, mais encore aujourd’hui, je suis satisfait d’avoir réussi à le faire.»
Suite 2116, en vente sur iTunes.
Les Colocs en spectacle au Festival en août de Chibougamau le 6 août et au 6 rue de l’Église à Sainte-Thérèse le 16 septembre.
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