Il y a 20 ans : Fred Fortin – Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 20 ans : Fred Fortin – Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Pierre angulaire du son du Lac-Saint-Jean, Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron a eu une influence considérable sur la production folk et rock québécoise des deux décennies suivantes. Vingt ans après sa sortie, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Fred Fortin.

C’est après ses études au Collège d’Alma que Fred Fortin commence à faire sa marque à la boîte à chanson almatoise Le Violon dingue, au début des années 1990. D’abord accompagné par son père, le chansonnier bassiste se monte ensuite un groupe, Fred Fortin et L’ampleur des dégâts, avec des profs du cégep.

À l’époque, le Dolmissois d’origine traîne avec lui une démo de trois chansons folk, qui comprend Portrait d’un OVNI, Moisi moé’ssi et la pièce titre, Que je t’étranglerai. C’est cette dernière qui donne le ton à tout ce qui s’en vient. «Ça a vraiment été la toune déclencheur», dit le musicien à propos de cette complainte familiale. «Pour la première fois, j’étais capable de conter une histoire et d’aller vers quelque chose de moins abstrait.»

Disponible au Violon dingue dès 1993, la démo atterrit dans les mains du gérant des Colocs, Raymond Paquin. «C’est comme ça que Dédé Fortin m’a connu. Son gérant lui avait fait écouter, et il a essayé de me rejoindre», se souvient le musicien. «Au départ, il m’appelait pour me demander la permission de reprendre Que je t’étranglerai en show. Quand il a vu que ça cliquait entre nous deux, il m’a donné ses premières parties.»

L’année suivante, Fred Fortin vit une période mouvementée. Récemment séparé de sa blonde, avec qui il vient tout juste d’avoir un enfant, l’auteur-compositeur-interprète part de son Lac-Saint-Jean natal et vient s’installer à Montréal : «J’étais dans un nowhere… C’est là que Dédé m’a proposé de venir habiter chez lui pendant un petit moment. Je suis donc allé vivre au mythique 2116 Saint-Laurent! Jamais Dédé n’a voulu que je lui donne une cenne de loyer.»

En raison de leur adresse et de leur nom similaires, les deux complices sont parfois confondus. Pour Fred, Dédé joue d’ailleurs le rôle d’un grand frère. «Il m’a vraiment beaucoup conseillé, notamment en ce qui a trait à ma recherche de contrat de disques. J’aurais pu me faire avoir et serrer la main du diable», dit-il, avant d’entrer dans le vif du sujet. «À un moment donné, j’ai failli signer avec BMG, une compagnie pour qui ça a vraiment chié par après… Les Colocs avaient un litige avec eux, et ils ne pouvaient plus ravoir les droits sur leurs disques. C’est à ce moment-là que Raymond Paquin est, en quelque sorte, devenu mon gérant.»

Inversement, Dédé est également très inspiré par l’univers créatif de Fred. Aussi nonchalant qu’intense et fanfaron sur scène, ce dernier en fait à sa tête. «Il m’enviait beaucoup pour certaines choses. Il trouvait ça cool que je me permette de faire des affaires ben heavy et ben intimes. Des fois, ça faisait pas toujours son affaire par contre… Je me souviens qu’après un show, il est venu me voir parce que je faisais exprès de tourner en dérision mes tounes plus sérieuses. Il m’a dit : ‘’Toé, fais pu ça! Tu vas scrapper ta vibe!’’»

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Détour funk rap et exploration

En plus de poursuivre en parallèle l’écriture et la composition de nouvelles chansons, sans toutefois avoir de plans précis d’album en tête, Fred Fortin s’investit à titre de bassiste dans Les Frog Rappeurs dès 1994. Connu dans l’underground montréalais, le groupe funk rap joue régulièrement au défunt bar Le Dog.

L’année suivante, le groupe tire son épingle du jeu au concours L’empire des futures stars. En finale, c’est toutefois Doc et les chirurgiens (avec, à sa tête, Yann Perreau) qui lui dame le pion. «La première fois qu’on a joué au concours, c’était vraiment écœurant, mais en finale, on était moins préparés. Même s’il y avait une belle ambiance dans le band, on n’a jamais fait paraître d’album… On était le genre de groupe qui faisait ben des shows, mais qui sortait jamais rien.»

Inspiré par l’énergie scénique de sa formation, Fortin délaisse la chanson folk pour explorer divers horizons, notamment le rock, le jazz, le reggae et le funk. «J’avais encore le goût de faire des tounes folk, mais je voulais me promener un peu. Chaque fois que je montais sur scène, j’avais tout le temps juste envie de crisser le bordel et de faire du gros rock. J’avais envie que ce soit le party et qu’on se couche tard!» se remémore-t-il. «J’avais des goûts musicaux ben diversifiés aussi. Je passais de John Zorn à PJ Harvey

Pour le musicien, il semble impératif de tenir les rênes de la réalisation de son album. «Encore une fois, c’est Dédé qui m’a ouvert les yeux là-dessus», admet-il. «Je lui avais fait entendre des maquettes, et il m’avait dit : ‘’Tu dois absolument pouvoir réaliser ton disque!’’ J’avais pas une grosse confiance en moi, mais lui, il y croyait.»

Mais cette contrainte est loin de faciliter la recherche de label. À l’époque, les auteurs-compositeurs-interprètes qui réalisent leur propre album ne sont pas légion, encore moins dans le cas d’un artiste qui n’a pas encore fait ses preuves dans l’industrie.

C’est finalement l’étiquette Musi-Art qui accepte de faire le saut. Désirant mettre toutes les chances de son côté pour obtenir une subvention, Fred Fortin déploie un stratagème presque infaillible et demandé à Dédé de signer ses demandes de bourses à titre de réalisateur :  «On n’a pas eu le choix. C’était tellement pas une chose commune qu’un nowhere réalise son propre disque dans c’temps-là… En fin de compte, Dédé a même pas été là pendant les enregistrements.»

Le bureau du médecin

Pendant le processus administratif, Fred déménage de la suite 2116 pour investir un appart pour le moins spécial, au coin de De Lorimier et Saint-Joseph : «J’habitais dans un ancien bureau de gynécologue. Y avait un logo médical dans le passage et un comptoir de réception dans l’entrée. Moi, j’écrivais mes tounes dans ma chambre, sur l’ancien bureau du gynéco. C’est là que sont sorties Le Scarabée et Testament

À la fois inspiré par les faits divers et les anecdotes de ses proches, il étale également des récits plus intimes (Charlie et merciements) ainsi que des histoires plus délurées (Le Scarabée). Il n’hésite pas non plus à mettre en scène ou interpréter des personnages saugrenus, sinon complètement ridicules comme Wéginald. «Ça, c’est le genre d’affaires que j’oserais pu faire aujourd’hui. À la base, par contre, y avait aucune malice, c’était même très naïf. Je sais pas où j’étais dans ma tête», admet-il, en riant.

À l’été 1996, le Montréalais de 25 ans amorce l’enregistrement de son album dans un chalet du Mont Orignal, au cœur de la municipalité de Lac-Etchemin, tout près de la Beauce. «Le père de ma blonde de l’époque me l’avait généreusement passé», se souvient-il. «Quand je suis parti là-bas, j’ai rencontré Pierre Girard, qui m’a donné un gros coup de main pour m’installer. La plupart du temps, j’étais seul dans le chalet, mais j’avais de la visite en masse.»

Les multi-instrumentistes Daniel Thouin et René Lussier ainsi que les batteurs Richard Dallaire, Pierre Tanguay et Martin Auguste viennent sporadiquement prêter main forte à Fred durant cette période, à l’instar de celui qui deviendra un membre clé de Gros Mené trois ans plus tard, Pierre Bouchard. «Le même jour, on a enregistré Moisi Moé’ssi et Le Scarabée, Pierre et moi», dit-il, avant d’y aller avec plus de détails sur la dernière chanson. «Celle-là, je l’ai chantée en avant des speakers. C’est pour ça qu’il y a un incroyable feedback

«Sinon, Moisi, c’est vraiment Pierre qui m’a convaincu de la mettre sur l’album», poursuit-il. «Moi, je la jouais en show depuis trois ans et j’étais pas mal écœuré. J’ai dit à Pierre : ‘’joue-la avec moi, pis on checkera après.’’»

Durant l’ensemble de cette retraite fermée, Fred se permet une grande liberté et mélange les genres comme bon lui semble. Alternant la guitare, la basse, le banjo, l’harmonica et la batterie, il s’en donne à cœur joie sur son «8 tracks digital» : «J’avais aussi un compresseur et j’aimais ben ça le torcher pis l’utiliser tout croche. Y avait beaucoup d’essais-erreurs, mais je faisais du mieux que je pouvais. Le but, c’était vraiment de triper avec le peu de ressources que j’avais.»

Lancement et percée radiophonique provisoire

En septembre, Fortin finalise l’enregistrement chez lui, à l’ancienne clinique de gynécologie. Deux mois plus tard, le 2 novembre 1996, Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron parait en magasin.

Le lancement a lieu à l’ancien Club Soda, qu’abrite maintenant le Théâtre Fairmount dans le Mile-End. «C’était mon premier show solo en tête d’affiche à Montréal. Y avait un petit engouement : quelques personnes du Lac, ben des chums et pas mal de monde que Musi-Art avait invités. Je prêtais pas vraiment attention à tout ce côté show business là… Ça me dépassait pas mal.»

Même si l’ensemble brut et DIY du projet n’a rien de très commercial, une chanson sort du lot et réussit à faire sa place à la radio. Il s’agit évidemment de Moisi Moé’ssi. «Elle a joué un peu, mais elle a été retirée en raison des plaintes», se souvient le principal intéressé, en rappelant la fin du texte qui évoque la tentation charnelle et les odeurs d’urine. «Quand j’y repense, c’était tellement gratuit et niaiseux comme fin de toune! Le plus drôle, c’est qu’elle s’enligne vraiment pas pour ça et que je gâche tout avec un truc stupide ben raide. C’était vraiment dans le but d’envoyer chier l’establishment. J’étais visiblement pas prêt à assumer un côté pop.»

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Avec Dédé, Fred entreprend le tournage du clip Embarque dans mon char (maintenant introuvable sur YouTube) : «Dédé avait apporté sa caméra maison, et on en avait loué une autre à la télé communautaire. On avait improvisé un scénario, et je me rappelle qu’on se dépêchait parce que le vieux char qu’on avait pouvait lâcher à tout moment. On avait pas mal ri! C’est là que j’ai rencontré ma blonde et que je l’ai embrassée pour la première fois. C’est Dédé qui voulait ça pour les bienfaits du clip.»

Dès la fin 1996, le musicien part en tournée un peu partout au Québec. Inclassable, il a toutefois quelques problèmes avec son booking : «On a pas fait énormément de spectacles. L’affaire, c’est qu’on savait pas trop si notre show était adapté à des bars ou à des vraies salles de spectacles. Le dernier a eu lieu au Café Campus, à l’automne 1997.»

Accompagné sur scène par Justin Allard ou Martin Auguste à la batterie, Fortin compte aussi sur la présence de Daniel Thouin et d’un certain Olivier Langevin, même pas encore majeur à l’époque. «Je l’avais déjà côtoyé avant. Il avait un talent musical indéniable, mais il avait pas encore la maturité», dit-il, à propos de celui qui deviendra éventuellement le chanteur et guitariste de Galaxie. «Ça a pris du temps avant qu’on s’accorde : il jouait pas les tounes comme je le voulais, il avait pas le même timbre, ni le même feeling. Je l’ai fait venir à Montréal et je l’ai clearé! Plus tard, je l’ai réinvité et j’ai décidé de l’essayer à la basse. Ça a cliqué, et il a lâché l’école au Lac-Saint-Jean pour venir m’accompagner.»

Le son du Lac

En octobre 1997, Fred Fortin est nommé à trois reprises au 19e Gala de l’ADISQ, notamment pour l’arrangeur et l’auteur ou compositeur de l’année. Perdant dans les deux catégories (respectivement devant Richard Grégoire et Jean Leloup), il voit aussi la convoitée statuette de la révélation de l’année lui échapper, à l’instar de Dubmatique, Élyzabeth Diaga et Claire Pelletier. C’est curieusement l’humoriste Lise Dion qui rafle les honneurs cette année-là : «C’était quand même bizarre comme soirée. J’étais avec mon gérant, et on a ri tout le long. Pour vrai, y aurait pas fallu que je gagne… J’aurais été très maladroit sur scène.»

Devant un conflit entre son gérant et Musi-Art, l’auteur-compositeur-interprète est ensuite contraint de mettre son matériel «sur hold», même s’il traverse une période de création plutôt foisonnante. En 1999, il signe finalement avec la toute nouvelle étiquette La Tribu pour la sortie du mythique premier album de son projet Gros Mené.

Si ce dernier a cimenté la proposition rock DIY qu’on définira plus tard comme étant «le son du Lac» (notamment grâce à l’éclosion de Galaxie et des Dales Hawerchuk), Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron l’a initiée avec audace. «Je dirais que c’est un embryon du son du Lac, notamment parce que je compressais et saturais les sons en masse», dit Fortin avec modestie. «Par contre, c’est pas moi qui est arrivé avec cette expression-là.»

Autrement, on peut sans doute voir des traces de l’esthétique folk brute décomplexée de JAFFP dans les travaux subséquents de Mara Tremblay, Les Cowboys fringants et Bernard Adamus.

Vingt ans plus tard, le musicien garde des souvenirs partagés de son premier album. «Ça a quand même vieilli… On sent les caractéristiques 90s dans l’approche», admet-il. «Reste que je trouve ça dur de l’haïr parce que j’étais de même dans ce temps-là. On peut dire que c’est un bon témoignage de ma vie.»

Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron – en vente sur Bandcamp