Il y a 25 ans : Richard Séguin – Aux portes du matin
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 25 ans : Richard Séguin – Aux portes du matin

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Écrit en partie durant la crise d’Oka, Aux portes du matin est inspiré par la force de l’aube, signe inéluctable d’espoir et de renouveau. Succès populaire, ce cinquième album solo a confirmé la place de Richard Séguin au sein des plus brillants auteurs-compositeurs-interprètes de l’histoire du Québec. Un peu plus de 25 ans après sa parution, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du principal intéressé.

Lorsqu’il amorce l’écriture d’Aux portes du matin, Richard Séguin a déjà près de 25 ans de métier sur les scènes du Québec.

Amorçant sa carrière avec sa sœur Marie-Claire dans les boîtes à chansons dès 1966, d’abord au sein du groupe Les Nochers puis en duo sous le nom de Richard et Marie, le musicien originaire de Pointe-aux-Trembles enregistre ensuite deux albums avec La Nouvelle Frontière, en 1970 et 1971.

C’est durant cette période que Gilles Valiquette, un ami proche, enjoint les frangins à se produire sous l’appellation «Les Séguin». En résultent quatre albums en quatre ans, dont le troisième Récolte de rêves, album classique du mouvement folk québécois des années 1970.

Après une courte aventure avec Serge Fiori, qui culmine avec l’acclamé Deux cents nuits à l’heure paru en 1978, l’auteur-compositeur-interprète fait cavalier seul et obtient un succès modeste avec ses deux premiers albums solos, Richard Séguin (1979) et Trace et contraste (1980).

En 1985, Double vie donne un second souffle à sa carrière, à l’instar de son successeur, l’éminent Journée d’Amérique, vendu à plus de 100 000 copies à sa première année. Récolant le Félix de l’album pop/rock en 1988, Séguin enchaîne plus de 230 spectacles en deux ans.

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Richard Séguin en 1989. Courtoisie.

Après une tournée solo en 1990, le chanteur se met à l’écriture d’un album «qui marque la fin d’une trilogie», celle qu’il avait amorcée six ans plus tôt en explorant «la violence visitée à sa source» à travers de nombreux récits sociaux.

Comme d’habitude, c’est à Saint-Venant-de-Paquette, chez lui en Estrie, qu’il s’installe. «Ça faisait déjà huit albums que j’écrivais dans mon village, alors c’était devenu une superstition», se souvient Richard Séguin.

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Affecté par la crise d’Oka, qui bat son plein à l’été 1990, le chanteur engagé alors âgé de 38 ans développe une thématique pleine d’espoir, qui guidera l’ensemble de sa création.

Fondateur d’Ondinnok, première compagnie théâtrale francophone amérindienne, Yves Sioui Durand joue un rôle important dans le processus de création. «J’avais eu une très longue conversation avec lui à cette période. On parlait de l’aube, de ce que ça représentait et de ce que ça signifiait dans la culture autochtone», raconte l’artiste. «C’est là que j’ai commencé à entrevoir l’aube comme le début de quelque chose qui renait chaque fois, comme quelque chose de très fort qui te permet de faire ce que tu veux.»

Les paroles de la chanson titre arrivent durant cette période mouvementée de l’histoire du Québec : «Je voulais qu’on sorte de ce conflit-là et qu’on arrête de lancer des pierres au monde autochtone. J’ai cherché à écrire un texte avec des images de résilience, un texte proposant de fuir les routes de l’inertie. Je voulais qu’on renouvelle notre chemin avec une autre vision.»

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Au-delà de ce conflit, Séguin continue de s’inspirer des injustices qui l’entourent. Sur Les bouts de papier, il se penche sur l’analphabétisme : «L’éducation est un droit international, et pourtant, c’est un problème vaste au Québec. J’avais besoin de dire aux analphabètes qu’ils pouvaient aller chercher de l’aide.»

Le chanteur prend donc la parole au nom des laissés-pour-compte, autant les victimes de violence héréditaire (Terre de Caïn) et d’embourgeoisement (Le perron) que les résidents de son lieu de naissance, l’est de Montréal, «un quartier qui n’avait jamais vraiment été chanté auparavant» (Sous les cheminées).

C’est dans la même optique qu’il écrit Pleure à ma place : «C’est une chanson qui parle de la culture du silence des hommes de ma famille, ceux qui ne se laissent jamais le droit de pleurer. Je crois vraiment que le silence, c’est le thème général du disque.»

Improvisations vocales

Musicalement, l’auteur-compositeur-interprète désire explorer de nouveaux horizons. C’est avec cette idée en tête qu’il «investit la question des grandes improvisations vocales» auxquelles l’avait initié le chanteur brésilien Milton Nascimento dans les années 1980. «J’avais joué avec lui à l’époque et j’avais été très étonné de voir tout le temps qu’il accordait au perfectionnement de sa voix. Toute son approche était basée sur un type d’improvisation vocale qui se faufile à travers les paroles et le rythme. Les techniciens qui l’accompagnaient se foutaient presque de la batterie et des autres instruments… Ça m’a poussé à prendre plus de liberté vocale. C’est à partir de ça qu’on a construit les arrangements du disque.»

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Une fois l’écriture complétée, la claviériste et percussionniste Hélène Dallair met la main à la pâte. «Elle a une importance majeure sur cet album», concède le chanteur. «C’est elle qui a trouvé le rythme d’Aux portes du matin, qui a imaginé la dynamique de Terre de Caïn… Elle avait des inspirations latines, et je crois que ça s’entend sur quelques sections rythmiques. Elle faisait aussi toutes les recherches de claviers. À l’époque, y avait beaucoup de nouveaux synthés, mais on ne voulait pas les exploiter à outrance.»

Au studio Saint-Charles à Longueuil, Séguin renoue avec le réalisateur Paul Pagé, sacré preneur de son de l’année à l’ADISQ 1988 pour son travail sur Journée d’Amérique. Celui qui s’était forgé une signature folk pop aux teintes new age, mise de l’avant sur les albums de Michel Rivard (Un trou dans les nuages, 1987) et Pierre Flynn (Parfum du hasard, 1988), délaisse quelque peu les synthétiseurs cette fois.

«On voulait revenir à notre essence et recommencer à affirmer nos racines, soit des compositions simples guitare-voix. Quelques années avant, je crois que Journée d’Amérique avait donné le ton», remarque l’artiste.

Les guitaristes Jeff Smallwood et Réjean Bouchard prennent donc une place importante durant toute la création. «On cherchait davantage à mettre en valeur leurs guitares», poursuit-il. «Réjean avait tout un son : il me faisait penser à Jeff Beck parce qu’il ne cherchait pas à épater. Il avait un son très épuré et très riche. Il faisait une incroyable recherche de sons et de textures.»

«The Never Ending Tour»

Le 22 octobre 1991, après plusieurs semaines d’enregistrement, parait Aux portes du matin sous Audiogram. Dans les jours suivants sa sortie, Laurent Saulnier, alors journaliste au Voir, dit de l’album qu’il est «d’un calme affranchi, d’une retenue exemplaire».

En plus de rallier la majorité des critiques, l’album suscite un engouement populaire et se vend à plus de 50 000 exemplaires en deux mois. S’ensuit une tournée qui s’allonge sur une période de plus d’un an et demi. «Pour vrai, ça finissait pus! Tellement que Jeff l’avait baptisée The Never Ending Tour. Chaque fois qu’on pensait que c’était fini, le bureau nous appelait pour nous rebooker un autre 25 shows», se souvient Richard Séguin, encore enthousiaste. «J’avais l’exigence qu’on présente en région le même spectacle qu’on présentait à Montréal, quitte à parfois arriver en-dessous financièrement. À 13 personnes sur la route, on peut dire que c’était de la démesure… Mais on pouvait se le permettre parce que le succès était au rendez-vous.»

Sans surprise, l’ADISQ sacre la tournée meilleur spectacle de l’année en 1992. Le 18 octobre au Théâtre Saint-Denis, l’artiste remporte trois autres Félix (pour l’album pop/rock, l’interprète masculin et la chanson de l’année). Décidément, c’est l’année Séguin : «L’effet ADISQ a été très fort et, pour être franc, je m’attendais pas à ça. Ça a été le plus gros disque de toute ma carrière.»

Fort de l’énorme succès de la tournée, le chanteur offre un album live «enregistré aux quatre coins du Québec». Paru en 1993, année où il remporte une deuxième fois de suite le Félix de l’interprète masculin, Vagabondage lui permet de tirer un trait sur l’épopée Aux portes du matin.

Dans les années qui suivent sa sortie, son influence est palpable sur la musique québécoise. En remettant les guitares à l’avant-plan, Séguin a ouvert la porte à des révélations folk pop comme Daniel Bélanger, Kevin Parent et Lynda Lemay qui ont ensuite pris d’assaut les palmarès des radios commerciales.

Côté textes, peu d’albums auront réussi à aborder avec autant de pertinence les problématiques sociales du Québec de l’époque. «C’est un album qui questionne l’espoir et la mémoire, des thèmes que j’exploite encore aujourd’hui», résume Richard Séguin, maintenant âgé de 64 ans. «Bref, c’est un long processus qui se continue.»

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