Il y a 20 ans : Démence – Total démembrement
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 20 ans : Démence – Total démembrement

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Lancé à l’hiver 1997 aux Foufounes électriques, Total démembrement demeure l’un des classiques de l’histoire du métal québécois. Un peu plus de vingt ans après sa sortie, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du guitariste et principal compositeur Sylvain Barest, ainsi que du nouveau batteur Jean-Philippe Bouchard.

C’est en 1988 que le noyau dur de Démence prend forme. Accompagné par le bassiste Éric Charbonneau et le batteur Patrice Martin, Sylvain Barest apprivoise tranquillement son instrument : «J’apprenais à jouer Seek and Destroy pis Stairway to Heaven comme n’importe quel adolescent de l’époque. On peut dire que c’était très embryonnaire comme groupe.»

Après avoir emprunté le nom Warmind, les trois amis choisissent l’appellation Insanity et commencent à donner davantage de spectacles à partir des années 1990, en quatuor avec le chanteur James Kelly. «On composait des tounes trash métal en anglais. Disons que c’était un usage de la langue très de base, presque médiocre», se souvient Barest, en riant. «On n’était pas pantoute bilingues, mais on était très inspirés par Cannibal Corpse

En 1993, l’histoire du groupe prend un tournant majeur. De passage au bar spectacle montréalais L’hémisphère gauche, il partage la scène avec Joël Lamontagne, qui chante alors pour une autre formation. «Il a tripé sur notre musique et nos compos, et nous, sur sa prestance», se rappelle le guitariste. «On est ensuite allés le voir pratiquer avec son band, et tout de suite, ça a cliqué.»

Joël Lamontagne et Sylvain Barest. Courtoisie.
Joël Lamontagne et Sylvain Barest. Courtoisie.

Lamontage ne perd pas de temps à rejoindre Insanity et à remplacer Kelly. Tous francophones, les quatre musiciens se mettent ensuite à réfléchir plus concrètement à leur futur, notamment à leur choix linguistique. «On avait jamais vraiment pensé avant à faire du métal en français pour la simple et bonne raison que ça existait pas. C’est en abordant la question avec Rudy Caya qu’on a commencé à y réfléchir», raconte Sylvain Barest, rappelant que sa formation incarnait un groupe hippie dans le clip des Belles années de Vilain Pingouin. «On n’a pas fait le switch tout de suite, mais en pleine période référendaire, la question ressurgissait fréquemment. Entretemps, y a aussi eu B.A.R.F. qui est arrivé et qui nous a montré que c’était possible.»

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En octobre 1993, Insanity devient officiellement Démence pour la création de Démo ’94, enregistré au Snake Pit Studio par l’ingénieur de son Tom McDonald «avec un budget ne dépassant pas le cap du 238,57$». Ramassis de chansons composées dans les cinq premières années d’existence de la formation, la cassette obtient un rayonnement modeste, assez limité.

Quelques mois plus tard, Démence renoue avec McDonald au studio Peter Pan (de la cité 2000) pour l’élaboration de Dr. Nécro. «Au départ, on s’enlignait pour faire un mélange entre deux chaises de trash avec quelques signes de death. L’affaire, c’est qu’en enregistrant la pièce titre, Joël chantait plus à la Slayer ou à la Pantera, et on trouvait que ça rendait pas assez», révèle le guitariste. «À un certain moment, il s’est mis à niaiser en sortant un gros cri guttural, et on s’est tous dit : ‘’WOW!’’ On s’est dépêchés à recomposer toutes les chansons en mode death métal, en les accélérant.»

Paru à l’automne, Dr. Nécro contient quatre chansons, dont trois (Intraveineuse, Tu me répugnes et la pièce titre) qui seront reprises pour Total démembrement. Sur la scène métal montréalaise, les réactions sont plus fortes : «Les gens voyaient qu’on avait une identité et un son. On a eu un show de booké avec les gars d’Anonymus qui, eux aussi, commençaient à faire plus de bruit. Avec d’autres bands comme Groovy Aardvark et Grimskunk, on sentait qu’il y avait une certaine ferveur pour la scène underground en français. Même un groupe comme Les Colocs contribuait à ça. Nous, on avait un son beaucoup plus méchant que tous ces bands-là, mais on se rejoignait quelque part.»

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Démence. Courtoisie.

Jeunes entrepreneurs gore

Motivés, les quatre acolytes désirent retourner au plus vite en studio afin de signer un vrai premier album. «La volonté était là, mais c’était très cher. On avait besoin d’au moins 15 000 piasses», précise Barest.

Futés, ils font appel à la Fondation canadienne des jeunes entrepreneurs afin de lancer une compagnie de production de spectacles nommée Démence : «On a rempli les demandes de financement. Vu que les subventions étaient de 1000$ par personne, on a dit qu’on était 8 jeunes entrepreneurs. Avec tout ça, on avait dépassé la moitié de notre objectif, donc restait juste à fournir un peu chacun de notre bord.»

Comme d’habitude, Éric Charbonneau et Joël Lamontagne sont responsables des paroles. Alors que le premier semble avoir un penchant pour les textes à vocation sociale (Gore Smog, Tu me répugnes), le deuxième exploite des thèmes plus morbides (Dr. Necro, Cervillation). «On aimait beaucoup l’humour noir et les exagérations. On avait une admiration pour les films gore, principalement Braindead de Peter Jackson. D’autres fois, on voulait faire réfléchir en exagérant les conséquences d’un phénomène social. Sur Gore Smog, par exemple, c’était l’idée d’amplifier les effets d’un smog qui finit par empoisonner et tuer tout le monde.»

Les deux auteurs écrivent chacun de leur côté et présentent ensuite leurs textes aux autres membres. «Il y avait une certaine compétition implicite entre Joël et Éric. La question, c’était : ‘’Qui va écrire la prochaine grosse toune?’’ Ça les forçait à essayer de se dépasser», se souvient le guitariste. «Un jour, Joël est arrivé en nous racontant son dernier rêve, une espèce de cauchemar où Satan lui disait de fourrer une fille dans le cerveau. On a tous trouvé ça ben fucké, pis le lendemain, il est revenu avec le texte de Cervillation

Le texte de Marie-Pute nait aussi d’une anecdote : «Joël et moi, on parlait souvent de nos blondes, du fait qu’on était tannés de se faire laisser. On se parlait entre gars frustrés pis on a commencé à niaiser sur le refrain de la chanson Marie-Stone d’Éric Lapointe, en l’adaptant à notre sauce. Le lendemain, les paroles étaient faites, et on les avait transposées sur un de mes riffs.»

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De son côté, Sylvain Barest compose la majeure partie des chansons de Total démembrement en 1995 et 1996 : «J’écrivais seul chez nous en enregistrant mes riffs et en élaborant les structures. J’amenais les squelettes, et les autres mettaient les ligaments, la viande, la peau. Des fois, j’arrivais avec un riff, et Patrice me surprenait avec son approche groovy qui changeait le cours de la toune.»

D’Obliveon à Uzeb

Si les inspirations de Démence sont principalement des groupes death/grindcore britanniques ou américains, notamment Napalm Death, Forbidden et, encore et toujours, Cannibal Corpse, d’autres artistes influencent considérablement leur façon de jouer. On pense notamment à la formation jazz fusion montréalaise Uzeb : «On trouvait ces gars-là vraiment bons, et Alain Caron nous impressionnait dans son utilisation de la basse. Quand on composait les tounes, je disais à Éric de faire une partition extrêmement différente de la mienne. On cherchait constamment à ce que la basse se démarque et qu’elle soit à l’avant-plan du mix. Je crois que tout ça, on le doit en partie à Uzeb.»

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En 1996, le groupe se sent fin prêt pour entrer en studio. Fan du groupe montréalais Obliveon, il désire travailler avec le réalisateur de l’album Nemesis, soit Pierre Rémillard. «On l’a approché au moment où il s’était mis à faire des albums corpos, comme celui de Noir Silence. Nous, on trouvait qu’il était à la fine pointe de la technologie, et ça tombait bien, car il switchait pour aller travailler au Studio Victor. Il montait d’une grosse coche.»

Au début de l’été, les quatre complices entrent au mythique studio montréalais pour cinq soirs d’enregistrement. C’est Patrice Martin qui enregistre sa partie en premier, installant ainsi la vitesse effrénée de l’album. «En apprenant les tounes de l’album, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de bouts de feeling… Disons que ça tombe pas toujours sur les temps!» souligne en riant Jean-Philippe Bouchard, qui a officiellement pris la place de Martin lors de la réunion du groupe l’an dernier.

«Au prix que c’était, laisse-moi te dire qu’on les gardait, les imperfections», envoie Barest.

Avec un tarif horaire de 75$, l’efficacité est au centre de la démarche durant l’entièreté de l’enregistrement. «On s’était assurés d’être crissement prêts!» s’exclame le guitariste. «Mais heureusement qu’on était dirigés, car par moments, on savait pas trop où on s’en allait. Notre matériel était pas super bon, donc Pierre allait parfois louer différents morceaux pour en arriver au son exact qu’il voulait.»

Pour illustrer ce mur de son, Démence fait appel au dessinateur Mario Malouin, alors reconnu pour son travail dans la défunte revue humoristique Safarir. «On était tombés sur un de ses recueils de dessins, dont l’esthétique était pas mal plus gore et plus fucké que ses dessins dans Safarir. On voulait vraiment qu’il dessine notre pochette, alors on lui a écrit une lettre en lui envoyant quelques tounes. Très rapidement, il nous a répondu, super emballé, qu’il allait nous envoyer un croquis la semaine prochaine. Pour le 20e anniversaire de l’album, on l’a recontacté pour qu’il nous fasse un t-shirt spécial. Le monsieur est rendu à 60 ans et il est toujours aussi willing de collaborer avec nous autres.»

S’exécuter avec passion

Disponible dans les spectacles du groupe dès novembre 1996, Total démembrement parait officiellement le 2 janvier 1997 dans le cadre d’un lancement aux Foufounes électriques. Les quelques médias qui s’intéressent au projet accueillent l’album avec enthousiasme. Au Voir, la journaliste Christine Fortier écrit que «la production de Total démembrement est excellente et (que) les membres du groupe font plus que seulement jouer rapidement de leurs instruments; ils s’exécutent avec passion».

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Quelques mois plus tard, l’opus est envoyé dans tous les HMV du Québec. «On est tombés en première place du palmarès métal pendant trois mois. On remercie Metallica de ne rien avoir sorti durant cette période-là!», blague Barest. «Pour vrai, on capotait un petit peu. Notre nom circulait pas mal sur la scène métal, pis on a eu des offres de gérance. Ça a jamais abouti parce qu’on était plutôt ingérables. On était des enfants terribles, des tripeux… On donnait l’impression d’être pas mal sur le party et, avec un gérant, ça nous aurait mis des balises. Nous, c’était à prendre ou à laisser.»

«Ce qui dérangeait aussi probablement, poursuit-il, c’est que notre drummeur était à l’université, et notre bassiste, au cégep. Lorsqu’ils étaient en fin de session, ça nous arrivait de refuser des shows et des opportunités pas mal le fun. Entre nous, c’était ben correct, mais pour un gérant, c’était pas évident de comprendre ça.»

Démence donne plusieurs spectacles partout au Québec en 1997 et 1998. À Rouyn-Noranda, une soirée avec B.A.R.F. s’avère particulièrement mémorable. «On peut dire que c’était ‘’THE SHOW’’», se remémore Barest. «C’était dans une église ukrainienne, et les gens nous en parlent encore après près de 20 ans. Il y avait 500 personnes, mais la capacité était d’à peu près 200. Il faisait -30 degrés dehors, mais les murs suintaient pareil. On a eu droit au plus gros mosh pit que j’ai jamais vu, genre 500 personnes qui tourbillonnent non-stop.»

Les après-spectacles sont, sans surprise, mouvementés : «C’tait assez rock’n’roll. Souvent, j’me souvenais pu où j’avais dormi, ni où était mon char. Vu qu’on chantait en français, on avait une proximité avec nos fans, mais ça pouvait devenir envahissant. Parfois, ça passait même près d’en venir aux coups…»

Mort et résurrection

Au tournant du troisième millénaire, Démence retourne en studio pour Goutte à goutte. Plus «difficiles», les sessions d’enregistrement ne sont pas à la hauteur des attentes, et le deuxième album obtient un rayonnement beaucoup plus modeste, à sa sortie en 2001. «On a décidé d’arrêter parce qu’on sentait qu’on avait été jusqu’au bout. On peut appeler ça une fin naturelle», résume le principal intéressé.

En 2007, le groupe revient sur scène le temps d’un spectacle unique et exceptionnel. Invité par le gérant de Voïvod, il est l’un des quatre groupes à représenter les années 1990 dans le cadre d’un évènement soulignant les 25 ans du métal québécois au Club Soda. À ses côtés : Obliveon, Necrotic Mutation et Agony.

Cette marque de reconnaissance ne suffit pas à motiver les troupes à revenir officiellement sur les planches, et il faudra attendre neuf autres années avant que Démence refasse d’autres spectacles. C’est une discussion avec le promoteur et guitariste Mat Paré, en 2015, qui aura changé les choses : «Il nous a demandé quand est-ce que Démence allait revenir sur scène, et on lui a répondu, ben candidement, qu’un show au Rockfest, ça serait motivant. En décembre, il nous rappelle et nous confirme que ça marche… C’était toute une surprise!»

Le processus de reformation n’est pas simple. Atteint de sclérose en plaques, le chanteur Joël Lamontagne hésite à reprendre du service, alors que le batteur Patrice Martin refuse l’offre puisqu’il «traverse une mauvaise passe de vie».

«J’ai parlé à Mat et je lui ai dit que ça nous prenait un drummeur. Il m’a proposé celui de son band Bookakee, JP Bouchard», résume Barest. «Après ça, y a fallu que j’m’assure que Joël soit assez en forme. Il a pratiqué avec la guitare, et c’était plutôt laborieux, donc on a demandé à Mat de se joindre à nous pour que Joël se concentre uniquement sur son chant. Plus on approchait du show, plus il était motivé.»

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En juin 2016, Démence souligne les 20 ans de Total démembrement devant une foule survoltée à Montebello. S’ensuit une tournée anniversaire panquébécoise, qui s’arrête notamment à L’Anti et aux Foufounes électriques.

En plus de donner un nouveau souffle à leur carrière, ces spectacles permettent aux musiciens d’avoir une vue d’ensemble sur leur album phare. «Je crois que c’est vraiment le maximum de ce qu’on voulait et pouvait faire», explique Sylvain Barest. «Pour moi, c’est un petit bijou : le son est vraiment puissant, et le drum torche!»

Très jeune lorsque l’album est sorti, Jean-Philippe Bouchard reconnait la particularité de la proposition musicale : «C’est un album crunchy avec un son clair, puissant et épais. Pour vrai, toute est là.»

Si l’enrobage et la réalisation de Pierre Rémillard sont effectivement remarquables, Total démembrement restera également un album notable dans l’histoire du métal québécois en raison de ses textes en français. Si Anonymus et B.A.R.F. avaient déjà tenté le coup auparavant, Démence aura servi d’exemple francophone pour la scène death métal québécoise.

«Dans certains shows qu’on a faits récemment, y a beaucoup de fans qui sont venus nous parler des paroles. Ils trouvaient ça cool qu’on ait amené une saveur gore poétique en français», rapporte le batteur.

«Je trouve ça encore cool, les paroles, mais c’est sûr qu’aujourd’hui, on pourrait pas refaire ça parce que c’est moins dans l’ère du temps», poursuit le guitariste.

«Ouais, disons qu’en 25 ans, Cannibal Corpse a pas mal fait le tour de la cassette du gore», rétorque son acolyte. «Là, on dirait que les bands sont plus rendus dans un trip cosmique et fantastique.»

«D’ailleurs, Joël se demande bien ce qu’il pourrait dire en 2017…» confie Barest, laissant entrevoir la possibilité d’un troisième album. «Pour l’instant, c’est en suspens.»

Total démembrement – disponible sur commande par courriel

Article modifié le 03/02/2017 à 13:40 et le 08/02/2017 à 13:20

Démence en spectacle le 3 février au Pub 99 (à Mont-Laurier) avec Bleeding Humanity, Bookakee et Mortor

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