Tous ceux (ou presque) qui ont déjà eu 18 ans à Montréal ont des souvenirs plus ou moins clairs d’une soirée un peu trop arrosée au Café Campus. Ouverte en février 1967, la coopérative a cultivé avec assiduité son image de «carrefour de la jeunesse étudiante», là où sont permis les relâchements et les excès typiques des partys collégiaux et universitaires.
«C’est un cliché qui nous sert bien», admet le programmateur Marc St-Laurent, qui y travaille depuis 20 ans.
Le DJ et responsable de la publicité Jean-François Beaudoin abonde dans le même sens: «Ça donne une clientèle fidèle de jeunes qui, pendant un ou deux ans, vont fréquenter l’endroit régulièrement. Le Café Campus va parfois même être leur première expérience de club à vie. À l’inverse, c’est vrai que certaines personnes de 23-24 ans vont nous snober.»
Quelque peu dans l’ombre des soirées festives de la mythique discothèque, la programmation artistique de l’établissement, qui cumule près de 300 spectacles par année, attire un public plus diversifié.
Porte-parole du cinquantième anniversaire, le duo Sèxe Illégal y a d’ailleurs présenté bon nombre de numéros à travers les années, notamment lors des Soirées Juste pour rire qu’il a animées en 2014. «C’est un endroit polyvalent, qui s’adapte très bien à son public», remarque Philippe Cigna, l’un des deux humoristes. «J’ai l’impression que c’est un peu son modèle de gestion en coopérative qui crée ce rapport-là avec la clientèle. Ça donne une ambiance plus familiale et chaleureuse, notamment parce que les gens mettent du cœur dans leur shift.»
Génération hippie
Cette fraternité entre les travailleurs est d’ailleurs une caractéristique emblématique du Café Campus. Fondé par la défunte Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) à la suite d’un boycott de la cafétéria, l’endroit situé au coin de Decelles et Queen-Mary est rapidement devenu un lieu de rassemblement pour la génération hippie, qui voyait à travers la gestion du Café Campus une façon de résister aux modèles entrepreneuriaux en place.
Directeur artistique et programmateur de l’établissement à ses balbutiements, Michel Sabourin se souvient avec enthousiasme de l’atmosphère qui y régnait: «L’endroit n’était pas officiellement politisé, mais disons que les jeunes qui le fréquentaient l’étaient. Il y avait beaucoup de débats, de réflexions, de prises de paroles… On était des activistes, on préparait la grève.»
Au-delà du foisonnement d’idées qui y a lieu, le Café Campus attire alors bon nombre d’étudiants grâce à son menu abordable et à son ambiance décontractée. Contrairement à la cafétéria, l’endroit sert de la bière et tolère qu’on y fume le cannabis.
Peu étoffée dans les mois qui suivent son ouverture, la programmation musicale demeure un défi de taille pour Michel Sabourin: «C’était très dur. On n’était pas encore dans une période très fertile pour la musique d’ici: Charlebois s’accompagnait seul à la guitare et c’était un peu plate, les groupes yéyé avaient la cote mais n’intéressaient pas vraiment les étudiants… Bref, on écoutait pratiquement juste de la musique en anglais. C’est vraiment dans les années 1970 que ç’a pris son envol.»
De retour à la programmation en 1972, après un court détour en journalisme culturel, Sabourin établit plus clairement la signature musicale du Café. Alors que les jeudis, vendredis et samedis vibrent au rythme de «la discothèque la plus hot en ville», les lundis permettent à plusieurs artistes de la relève de faire leur marque, notamment Diane Dufresne, Plume Latraverse, Octobre et Beau Dommage. «J’connaissais Michel Rivard, et il avait peur de venir jouer chez nous parce que c’était une salle quand même très rock’n’roll. J’ai mis du temps à le convaincre, mais ç’a marché. Le soir du show, ça s’est plutôt mal passé… Tout le monde s’était mis à parler!» se souvient-il. «Le folk, ça marchait pas toujours, mais des groupes plus costauds comme Octobre, c’était une valeur sûre.»
Pour être en phase avec son public, le programmateur invite également des pointures du blues américain, notamment Willie Dixon, Muddy Waters et Luther Allison: «Pour des musiciens aussi talentueux qui, malgré tout, subissaient une certaine ségrégation dans leur pays, c’était cool d’avoir une foule aussi réceptive devant eux. Le show de Luther Allison était particulièrement mémorable: il jouait de la guitare en se promenant debout sur les tables. Moi, je devais tenir son fil de guitare, tout en tassant des verres.»
Autogestion, déménagement et Piment fort
Sabourin quitte le bateau au milieu des années 1970, au moment où la structure du Café Campus commence à changer. Détenu par Services Campus, une organisation temporaire créée afin de combler le vide laissé par l’écroulement de l’AGEUM en 1969, l’établissement traverse une période un peu plus mouvementée, qui culmine avec la syndicalisation des employés en 1974.
La toute nouvelle Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal (FAECUM) prend le relais en 1976 comme propriétaire de l’endroit, et la tension est à son comble avec le syndicat. «L’entreprise était déficitaire, et la Fédération voulait la vendre», raconte Marc St-Laurent. «Pour éviter que ça arrive, les employés ont créé une OBNL.»
Entre 1979 et 1981, le bar est donc géré à la fois par la FAÉCUM et l’Association des travailleurs et travailleuses du Café Campus (ATTCC). «Y a eu énormément de négociations à ce moment-là», poursuit le programmateur actuel. «La Fédération voulait vendre la place pour une piasse à une entreprise. Les employés ont trouvé des preuves et ont défoncé les portes de l’asso.»
Le 17 mars 1981, la FAÉCUM accepte finalement de vendre le Café Campus à l’ATTCC, qui élabore alors un modèle d’autogestion viable. «La décennie 1980, c’est vraiment l’âge d’or du Café. La place était toujours pleine ou presque», indique Jean-François Beaudoin.
La popularité grandissante de l’endroit ne fait pas que des heureux. Invoquant la «perte de jouissance due au bruit», quelques résidents voisins déposent une plainte à la Régie des alcools, qui ordonne au Café de fermer ses portes pour 15 jours. Loin de baisser les bras, les étudiants et clients manifestent devant l’établissement et signent une pétition au nombre de 15 000. Devant une telle mobilisation, la Régie donne un sursis à l’ATTCC, qui a un an pour se relocaliser.
En 1993, l’emblème du campus de l’Université de Montréal déménage sur Prince-Arthur, à quelques pas de la Main, là où se trouvait le bar Chez Swan. Le délogement et la récession économique des années 1990 ont des impacts négatifs sur le bar, qui traverse alors sa période la plus difficile. «On a dû faire des ajustements, comme fermer la cuisine et remanier les soirées», précise l’actuel responsable de la publicité, en mentionnant l’instauration des Mardis rétro et des (feux) Dimanches francophones.
C’est également durant cette période creuse que le Café Campus devient officiellement une coopérative et qu’elle décide de mettre davantage l’accent sur les spectacles d’artistes de la relève comme Fred Fortin, Anonymus ou Xavier Caféine.
Si son modèle d’autogestion l’aide alors à survivre, l’avènement de Piment fort l’aidera, étrangement, à regagner ses lettres de noblesse. En tout, c’est plus de 1000 émissions que la populaire émission de TVA tournera en son sein entre 1993 et 2001. «C’est clair que ç’a aidé à remettre sur pied la place», analyse Marc St-Laurent. «Quand un million de personnes par jour entendent parler qu’il y a de la “BOISSON!!!” au Café Campus, ça amène une certaine notoriété.»
Depuis, la coopérative continue de surfer sur les réformes fructueuses qu’elle a mises en place il y a deux décennies, en plus de mettre à profit son Petit Campus, une salle à l’acoustique décente qui peut accueillir jusqu’à 400 spectateurs.
Si, avec les années, sa clientèle s’est largement diversifiée et atteint maintenant un bassin de «gens de McGill qui traversent la rue en jogging», sa politique interne n’a jamais changé: le code vestimentaire est toujours inexistant (ce qui est rare pour un club aux abords de la Main), et ses prix sont restés abordables.
Bref, à l’aube des festivités entourant son cinquantième anniversaire, le Café Campus est en voie de devenir une institution montréalaise à part entière. «Par-dessus tout, ce que je trouve le plus cool, c’est que c’est un endroit qui est né de la contestation», rappelle Philippe Cigna. «En fait, c’est comme si Gabriel Nadeau-Dubois avait fini par s’ouvrir un cégep!»
Lancement des festivités du 50e anniversaire avec The Damn Truth
8 février, 20h