Acclamé par la critique, The Besnard Lakes Are The Dark Horse n’a pas mis de temps à s’imposer comme une œuvre phare de la scène indie rock montréalaise. Dix ans et quelques jours plus tard, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie des deux membres fondateurs Olga Goreas et Jace Lasek.
C’est peu après avoir fait connaissance à l’université d’art et design Emily Carr (située sur l’île de Granville à Vancouver) que les amoureux Jace Lasek et Olga Goreas décident de migrer vers de nouveaux horizons. «La scène artistique était un peu mourante à Vancouver vers la fin des années 1990. Plusieurs des endroits que nous fréquentions fermaient peu à peu, comme le Starfish Room», explique le musicien. «Nous avons examiné nos options, et Toronto était vraiment trop chère.»
«Dès que nous nous sommes rencontrés ou presque, nous savions qu’on ferait de la musique ensemble, peu importe l’endroit», poursuit sa partenaire. «Au départ, nous voulions déménager à Chicago, mais nous trouvions ça plus simple de rester au pays»
Admirateur des étiquettes montréalaises Alien8 et Constellation, Lasek convoite alors la métropole québécoise : «Tous les artistes que j’aimais, comme Fly Pan Am ou Godspeed! You Black Emperor, venaient de là. Ce sont leurs albums que je recherchais activement dans les magasins de disques de Vancouver. J’avais envie de connecter avec cette ville.»
Histoire d’économiser avant le grand départ, le couple s’installe pendant un an à Regina, ville d’origine de Lasek. «C’était un moment fabuleux de notre vie. Nous habitions un bel appartement, peu cher. C’est là qu’une version embryonnaire des Besnard Lakes a vu le jour», raconte la bassiste, rappelant que le nom du groupe (initialement au singulier) est un clin d’œil à un lac en Saskatchewan.
En 2000, les deux complices s’installent dans le Mile-End, au coin Bernard et Saint-Urbain, et aménagent un studio dans un petit loft du boulevard Saint-Laurent, juste à côté du Barfly, avec leur ami Dave Smith. «Nous nous sommes fait mettre dehors assez rapidement. Nous étions un peu idiots, car c’était un bloc résidentiel. Nous avions constamment des plaintes, la police débarquait souvent», se souvient Lasek, en riant.
En 2002, cette ébauche du studio Breakglass déménage sur la rue de la Gauchetière. C’est à ce moment que Goreas et Lasek précisent leur style. «À l’époque, nous aimions beaucoup les jams post-rock de 15 minutes. Quand nous nous sommes enfin décidés à enregistrer un album, nous avons pris ces chansons-là et les avons divisées en deux, en trois», explique le multi-instrumentiste.
En résulte Volume 1, un premier effort qui obtient un rayonnement limité à sa sortie en 2003, mais qui permet au duo de se faire davantage connaître sur une scène indie rock montréalaise de plus en plus bouillonnante. Obtenant un succès d’envergure avec son deuxième album, le trio The Unicorns fait d’ailleurs appel aux Besnard Lakes pour assurer sa première partie en 2004.
Nouveaux membres et déménagement bénéfique
Décidés à donner plus d’ampleur à leur groupe, autant sur scène qu’en studio, les deux musiciens s’entourent graduellement de plusieurs collaborateurs, dont certains deviendront des membres officiels dans les mois qui suivent. C’est le cas de Kevin Laing, un batteur rencontré au studio, Jeremiah Bullied, un vieil ami de Vancouver qui a aussi émigré au Québec, et Steve Raegele, un guitariste qui avait accompagné Lasek lors d’un tournage de film à New York. Conjointe de ce dernier, la compositrice et claviériste Nicole Lizée intègre aussi la formation.
Souvent seuls au studio, Lasek et Goreas établissent la base du concept du deuxième album. «Je voulais mettre en relief deux espions à la retraite qui deviennent des musiciens ratés et développent une relation tumultueuse. Je voulais me servir de cette histoire comme trame de fond», explique le chanteur. «Olga, elle, a toujours eu une aisance à écrire des belles paroles très significatives et poétiques. Elle a donc essayé de changer ses textes un peu pour s’adapter à mon concept d’espionnage.»
Exemple parfait de cet exercice d’écriture en collaboration, For Agent 13 montre l’évolution du groupe, qui mise davantage sur sa complicité vocale. «On avait beaucoup de temps pour explorer différentes choses et, à un certain moment, on a trouvé ça naturel de chanter les harmonies ensemble», poursuit-il.
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Dans le but d’expérimenter davantage de possibilités artistiques et techniques, les musiciens flairent la bonne affaire en 2005 et déménagent une seconde fois leur studio. Nait ainsi le mythique Breakglass tel qu’on le connait aujourd’hui, au coin Saint-Urbain et de Castelnau. «C’était un immense endroit totalement vide de 5000 pieds carrés. Nous avons pris la moitié de l’espace et avons construit un couloir et des murs», se souvient Lasek qui, à cette époque, travaillait comme réalisateur et ingénieur sonore pour plusieurs artistes comme Wolf Parade et The Dears.
Le deuxième album profite de ce changement de lieu pour le moins significatif. Le Montréalais d’adoption aime tout particulièrement l’idée de mixer une chanson enregistrée à deux endroits différents, comme c’est le cas de Disaster et And You Lied To Me, entamées sur de la Gauchetière : «C’était dans l’esprit de ce que faisait Brian Wilson. Pour Good Vibrations, il avait enregistré les couplets et le refrain dans deux studios. Je me disais que, s’il avait réussi, nous le pouvions aussi. Je ne voulais pas non plus refaire toutes les pistes des chansons amorcées, car j’aimais bien l’énergie brute qui se dégageait des premières prises. J’aime qu’on puisse entendre un guitariste avoir de la difficulté à terminer sa partie, par exemple. Quand c’est trop parfait, c’est l’émotion qui écope.»
Dès son arrivée, le multi-instrumentiste essaie différentes techniques d’enregistrement. Pour Disaster, il place un micro au milieu de la pièce afin de donner à la batterie un son massif et plein de réverbération.
Lieu d’expérimentation musicale idéale, le Breakglass devient un point de rencontre pour les musiciens et collaborateurs du groupe. Alors que Nicole Lizée y compose les arrangements de plusieurs chansons, quelques proches de l’entourage, dont le scenester Nick «the Prick» Robinson (DJ au Korova), mettent leur grain de sel à la création. «Des amis sont débarqués au studio pendant la nuit, en sortant d’un bar. Nous nous sommes assis avec eux en tentant de composer un refrain pour Rides The Rails», se souvient Lasek. «L’ambiance au Breakglass a toujours été très conviviale. Je me rappelle qu’on y faisait du skateboard à l’époque.»
C’est dans cet esprit communautaire que Devastation est enregistrée. Créée à partir d’un riff de basse que Goreas jouait spontanément en studio durant Volume 1, la chanson bénéficie d’une production ambitieuse, entre autres marquée par la mobilisation d’une dizaine de musiciens. «Je voulais que ça sonne comme une tonne de briques, à la manière de ce que faisait Phil Spector avec son wall of sound. Nous avons donc planifié une session avec trois batteurs, quatre bassistes et trois guitaristes, afin qu’ils jouent simultanément», explique Lasek, mentionnant l’apport de membres de The Dears, Mahogany Frog et Starvin Hungry ainsi que de l’ensemble The Fifth String Liberation Singers Choir.
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Solidarité musicale
Ce deuxième album est ainsi marqué par un élan de camaraderie inhérent à l’émergence du mouvement indie rock montréalais du milieu de la décennie 2000. «Tout le monde collaborait, que ce soit en studio ou en spectacle. On peut qualifier cette période de musicalement incestueuse», blague la bassiste.
«C’était quand même assez unique comme période», poursuit son partenaire. «On avait fait de la musique notre gagne-pain avec un revenu mensuel de 1000$. C’est probablement pour cette raison qu’il n’y avait pas de jalousie entre les groupes. Tout le monde était tout simplement excité et ouvert à collaborer. Ceux qui arrivaient ici se sentaient rapidement chez eux, comme à la maison. D’ailleurs, le Breakglass a construit sa réputation en entretenant cette mentalité.»
À l’été 2005, ce deuxième effort est en voie d’être finalisé. «On cherchait des étiquettes à qui l’envoyer. C’est à ce moment que Nick the Prick nous a parlé de Jagjaguwar, une jeune étiquette américaine plutôt cool qui sortait beaucoup de bon matériel. Nous l’avons envoyé là, sans trop se poser de questions, en confectionnant une pochette DIY. Peu de temps après, Darius Van Arman (NDLR le fondateur de l’étiquette) nous a rappelés pour nous dire qu’il avait écouté l’album en se rendant à un mariage durant la fin de semaine. Il avait beaucoup aimé et voulait maintenant nous voir en spectacle», raconte Lasek.
Quelques mois plus tard, c’est le moment tant attendu à la Sala Rossa. «On avait sorti la section de cordes pour impressionner Darius», se souvient Goreas, sourire en coin.
«Les négociations n’ont pas tardé après ça. Au début, nous avons failli ne pas signer avec eux, car ils voulaient sortir le disque dans une boîte en plastique, et non dans un emballage de carton. Nous trouvions ça stupide!» se souvient le Saskatchewanais, en riant. «Mais bon, nous nous sommes vite ravisés. Autrement, notre alliance s’est faite de façon très naturelle. Darius a été un parrain musical. Nous ne serions pas allés très loin sans son soutien.»
À l’hiver 2006, le mixage est terminé, mais Jagjaguwar insiste pour sortir l’album à un moment plus propice. «Habituellement, il y a un délai de six mois, mais l’équipe visait une sortie en février de l’année suivante, car son calendrier de parutions était plus espacé à ce moment. Avec du recul, je peux dire que c’était une stratégie parfaite. Nous étions assez inconnus, alors valait mieux mettre toutes les chances de notre côté», admet Lasek.
Durant les mois qui précèdent la sortie, la formation continue d’enchainer les spectacles, consolidant l’engouement qu’elle génère tout naturellement. «Le hype autour de la scène musicale de Montréal était fort, et beaucoup de journalistes d’ici et d’ailleurs tentaient de trouver la prochaine sensation qui allait éclore. Il y avait une tonne de portraits de Wolf Parade, Stars ou Arcade Fire et, dans ces articles, on retrouvait souvent une liste de groupes montréalais à surveiller. Chaque fois ou presque, on pouvait y lire notre nom.»
Impact à l’international
Le 20 février 2007, The Besnard Lakes Are The Dark Horse parait enfin en magasin. L’accueil critique est particulièrement impressionnant, notamment du côté de Pitchfork et du webzine britannique Drowned In Sound, qui lui octroient respectivement l’honorable note de 8,2 et 9/10. Au Voir, on souligne le «mariage parfait entre les structures complexes de Pink Floyd et les harmonies accrocheuses des Beach Boys», le tout célébré «sous le signe sonique des guitares lourdes saturées de distorsion portant à l’abandon».
L’impact de ces critiques se fait ressentir immédiatement dans le quotidien du groupe, qui ne tarde pas à se promener un peu partout dans le monde. «Jagjaguwar nous avait planifié un voyage de presse en Europe. J’étais assis dans un café à Paris à multiplier sans arrêt les entrevues à propos d’un album qui venait tout juste de sortir. Nous n’étions jamais allés en France et, là, d’un seul coup, on désirait nous parler. Je n’y croyais pas», se souvient Lasek.
Les mois qui suivent sont marqués par plusieurs mini-tournées, autant en Europe qu’aux États-Unis et au Canada. À Montréal, le sextuor est la tête d’affiche d’un spectacle au National en octobre 2007. Un mois avant, il est invité à Toronto pour le gala du prix Polaris. Nommé dans la courte liste, …Are The Dark Horse est toutefois vaincu par Close to Paradise de Patrick Watson.
Mais bien au-delà de l’issue de ce scrutin, ce deuxième album des Besnard Lakes contribue à cristalliser la scène indie rock montréalaise du moment, mettant ainsi la table pour l’éclosion de quelques autres formations comme Plants and Animals, Land of Talk et Timber Timbre qui, elles aussi, connaitront un certain succès dépassant les frontières de la province au tournant de la décennie.
Sans être nostalgiques de cette époque, Jace Lasek et Olga Goreas en gardent de saillants souvenirs. «Il y avait une espèce de naïveté dans notre façon de créer. Ça serait impossible de revenir à cet état d’esprit parce que, maintenant, nous en connaissons trop sur les techniques d’enregistrement», explique le musicien. «Même si c’est très brouillon, je ne pourrai jamais regretter la façon dont Dark Horse sonne. Il représente l’essence d’une époque.»
The Besnard Lakes Are The Dark Horse – en vente sur Bandcamp
Spectacle anniversaire – 16 septembre, Fédération ukrainienne (Montréal)