Il y a 15 ans : Les Cowboys fringants – Break syndical
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Croisement épars entre la caricature country typique de ses prédécesseurs et un virage folk engagé particulièrement fertile, le quatrième album des Cowboys fringants a marqué toute une génération de jeunes Québécois. À l’occasion de son 15e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de la multi-instrumentiste Marie-Annick Lépine ainsi que du guitariste et principal auteur-compositeur de la formation Jean-François Pauzé.
Membre de l’obscur club de hockey junior B des Jets de Repentigny, Jean-François Pauzé rencontre son coéquipier Karl Tremblay au milieu des années 1990 : «À l’époque, Karl portait un partiel et faisait des niaiseries avec. Après une game, il m’a regardé avec ses dents de Dracula dans le vestiaire, comme pour me faire une joke. Tout ça pour ensuite me dire qu’il était chanteur et qu’il avait su que je jouais de la guitare. Il voulait qu’on jamme ensemble, alors je lui ai laissé mon numéro pour qu’il m’appelle, sans penser qu’il était vraiment sérieux.»
Les deux futurs complices se retrouvent en février 1995 dans le sous-sol des parents de Pauzé et composent deux chansons en autant de soirs, Gaétane et Les routes du bonheur. «Je sais pas trop pourquoi on s’est mis à faire du country. Au départ, c’tait plus comme une blague… On venait d’un background grunge et, à cette époque, le country, c’était vraiment pas cool» explique le guitariste. «Pour notre premier show, on est allés au Bar de l’O, un endroit louche à Charlemagne qui faisait des soirées country. On est ensuite passés à l’émission d’Ovila Landry présentée sur le canal communautaire de Repen. On avait été carrément mauvais.»
À l’été 1996, ils s’inscrivent en retard à un concours pour auteurs-compositeurs de la brasserie repentignoise La Ripaille. Malgré tout, l’organisateur est conquis par le côté humoristique du duo et accepte de l’inclure à l’événement.
Lors des demi-finales, Jean-François Pauzé appelle en renfort sa collègue concierge du Collège de l’Assomption, la violoniste Marie-Annick Lépine. Charmée par la proposition rigolote, cette musicienne issue du milieu classique accepte de se joindre au tandem et l’aide grandement à remporter la compétition.
C’est elle aussi qui propose à son petit cousin Jérôme Dupras de joindre les rangs du groupe à titre de bassiste pour un spectacle du jour de l’An à La Ripaille. Peu après, le batteur Domlebo accepte aussi d’offrir ses services pour l’enregistrement de la première cassette 12 grandes chansons, vendue à 500 exemplaires grâce à l’appui d’amis et de connaissances. «On a tout fait ça en une journée : les arrangements, l’enregistrement, le mixing, le mastering… On a fait 2-3 fois chaque toune et on a gardé ce qu’on avait», se souvient Marie-Annick Lépine. «Après ça, on s’est booké nous-mêmes quelques shows à Repen et dans les alentours.»
À l’automne 1998, Pauzé et Domlebo mettent sur pause leurs études respectives pour composer Sur mon canapé, un deuxième album qui bénéficiera d’un bouche-à-oreille plus marqué. «Au départ, notre bassin de fans se situait surtout au Collège de l’Assomption, mais par la suite, certains de ces étudiants-là sont partis étudier ailleurs au Québec, soit à Sherbrooke, à Jonquière, à Saint-Félicien… Notre cassette s’est donc promenée dans pas mal de radios de campus partout en province. On a commencé à se faire appeler pour jouer dans des shows de rentrée de cégep et d’université.»
Forts de ce vif engouement étudiant, Les Cowboys fringants terminent deuxièmes à la cinquième édition des Francouvertes en 2000, tout juste derrière Loco Locass. À la même période, ils mettent la touche finale à Motel Capri, un troisième album plus étoffé. «J-F pis Dom s’étaient rendus dans les bureaux de quelques maisons de disques. Pour l’occasion, ils s‘étaient déguisés en cowboys et parlaient en anglais avec un accent texan», se souvient Lépine, le sourire dans la voix. «Évidemment, ils n’ont jamais réussi à décrocher de contrats de disques comme ça.»
Le groupe signe finalement un contrat de licence avec Empire Kerosen, une filiale d’Indica Records. Dès sa sortie, en avril, Motel Capri se fraie un chemin dans les radios universitaires et communautaires, mais également sur les ondes de Radio-Canada et de COOL FM, une toute nouvelle station montréalaise alternative appartenant au propriétaire de CKOI.
«On est devenus le visage de cette radio-là avec Loco Locass, Mononc’ Serge et Vulgaires Machins. Quelques journalistes ont commencé à s’intéresser à nous aussi», poursuit la violoniste. «En fin de compte, on a réussi à vendre 10 000 albums, même si on n’avait pas beaucoup de diffusion. On a constaté l’ampleur du phénomène lorsqu’on a monté le spectacle spécial du Noël du shack à Hector au Cabaret Juste pour rire. C’est là que l’industrie a commencé à se manifester, notamment Claude Larivée de La Tribu, qui était venu nous voir. Il a constaté qu’on avait un bon public.»
Changement de ton
2001 est l’année des grandes décisions pour plusieurs membres du groupe qui, grâce à une petite bourse de la SODEC leur permettant de «vivre de musique et de bières», peuvent laisser tomber leur emploi. «Moi, je travaillais en service de garde et, depuis quelques mois, je manquais un vendredi sur deux. Mon boss était super ouvert à mon projet, mais ça commençait à le déranger», se rappelle la Repentignoise, alors âgée de 22 ans. «J-F, lui, a arrêté de livrer des pizzas le jour où il a commencé à se faire demander de signer des autographes sur les boites!»
Désirant donner plus d’envergure et d’impact à ses textes, ce dernier amorce l’écriture du quatrième album avec l’idée bien définie de changer de ton. Critique environnementale inspirée du documentaire L’erreur boréale de Richard Desjardins, la chanson Le gars d’la compagnie (qui détonnait avec éclat sur Motel Capri, autrement plus comique) l’inspire à prendre une voie engagée. «C’est cette pièce-là qui nous a donné envie d’aller plus loin. Ça faisait un bout que j’écrivais des tounes engagées, mais je trouvais ça assez difficile de pas tomber dans le quétaine», admet-il. «À ce moment, on traversait tous une période de précarité financière et, dans nos têtes, c’est l’album qui allait passer ou casser. S’il avait pas marché, on serait tous retournés vers d’autres carrières. On était animés par ce sentiment d’urgence-là, qui s’est naturellement transposé dans mes textes. On voulait avoir plusieurs couleurs à notre palette, au lieu d’être uniquement humoristique. On voulait donner de l’étoffe à notre répertoire.»
Pauzé écrit l’essentiel de l’album dans un appartement un peu glauque de la municipalité de Saint-Sulpice : «J’habitais dans un sous-sol, c’tait un peu weird… J’étais presque jamais là, je venais seulement pour dormir de temps en temps. Malgré tout, j’ai écrit des pas pires tounes là-bas, notamment Toune d’automne. L’inspiration m’est venue en décrochant le téléphone. Il y avait un genre de court-circuit sur la ligne, et j’interceptais souvent la conversation de la propriétaire avec sa fille qui était en voyage dans l’ouest. Parfois, la curiosité l’emportait, et je me permettais d’écouter un peu. La jeune fille semblait passer des moments difficiles…»
«La première fois qu’il m’a joué cette toune-là, j’ai pleuré tout le long. Le grand frère protecteur qui s’occupe de sa petite sœur, ça venait me toucher», poursuit Marie-Annick Lépine. «J’étais quand même un bon barème, et J-F commençait à se douter qu’il venait d’écrire un hit.»
«Vu que j’avais pas de petite sœur, j’me suis mis dans la peau de Karl pour écrire la toune», renchérit son collègue. «C’est un peu ça qui m’a permis de toucher bien du monde, je crois. Le fait que je ne chante pas les chansons que j’écris, ça m’a forcé à essayer de trouver des sujets fédérateurs.»
Résultat probant de ce processus créatif, En berne est inspirée de la pièce Hexagone de Renaud, chanteur français que Pauzé écoutait beaucoup à ce moment : «Je voulais faire un pendant québécois de cette toune-là, à la sauce Cowboys pour pas que les gens disent que c’est un plagiat. On était encore dans la mouvance post-référendaire de 1995, et il y avait encore ce côté romantique de la souveraineté qui disait que tout allait être beau si on avait un pays. Moi, je voulais lancer un pavé dans la mare, en rappelant qu’il y avait encore pas mal de travail à faire. Au-delà de ça, la chanson englobait les problématiques de pas mal tous les pays occidentaux. On en a eu la confirmation en voyant des Français, des Suisses ou des Belges la chanter comme s’il s’agissait de leur propre pays.»
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Plus personnelle, L’hiver approche est directement reliée au mode de vie de son auteur qui, hélas, vivait une période de détresse économique dans son sous-sol. Dans un autre genre, Mon chum Rémi puise aussi son inspiration dans une situation vécue : «J’avais un ami qui traversait une mauvaise passe. J’ai voulu présenter telle quelle son histoire, en prenant soin de changer le prénom.»
Écrite par Karl Tremblay, Ruelle Laurier naît également de ce désir de raconter des histoires humaines : «Karl travaillait dans un club vidéo à Pointe-aux-Trembles et il avait rencontré un gars qui avait eu une enfance très difficile. La chute de la chanson est pas pareille, mais tout le reste, c’est une inspiration directe de ce qu’il lui avait dit.»
Exploration sonore et divergences d’opinions
Après avoir pratiqué l’essentiel des chansons dans le sous-sol des parents de Domlebo, situé à Charlemagne, les cinq acolytes entrent en studio avec le réalisateur Robert Langlois à l’été 2001. Une fois les pistes de base enregistrées, chacun des membres se réserve des moments en solo. «J’avais quatre sessions de réservées, mais finalement, j’en ai pris seize!» se souvient Lépine. «Les gars n’étaient pas des lève-tôt, alors c’est moi qui a hérité du matin. Parfois, je finissais de composer mes arrangements aux petites heures de la nuit et je paquetais mon violoncelle dans l’auto pour me rendre au studio à 8h. Ensuite, je revenais à la maison pour me recoucher deux ou trois heures. Je me suis quand même beaucoup amusé, vu que j’avais carte blanche sur tout ce que je faisais. On a tous eu beaucoup de fun à explorer et développer plein d’idées. C’était effervescent.»
«Les arrangements que Marie-Annick avait fait étaient très complexes. C’était vraiment cool de voir à quel point elle avait peaufiné son instrument», poursuit Pauzé. «En fait, pas mal tout le monde s’est amélioré sauf moi! Je blague, mais c’est vrai que, sur cet album-là, j’ai travaillé davantage mes textes et mes compositions que mon instrument.»
Conseillé par la réalisateur, Karl Tremblay met aussi un effort considérable à parfaire ses techniques vocales. «Robert l’a coaché d’une belle façon», soutient la multi-instrumentiste. «Sur Motel, il chantait du nez avec un ton très caricatural, tandis que là, sur Break, il avait un ton plus assuré. Sur des tounes comme Mon chum Rémi et Toune d’automne, sa personnalité et son côté humain transparaissaient beaucoup. C’est quelqu’un de très attachant, et on pouvait le sentir dans sa voix.»
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Le chanteur se permet aussi quelques folies qui ajoutent de la couleur à l’album : «Karl a une imagination épouvantable, alors quand il se met à improviser des niaiseries, c’est souvent très drôle. Les monologues à la fin de Salut mon Ron et La Noce, par exemple, ont été enregistrés one shot.»
Avec une volonté d’expérimenter différentes avenues sonores, une équipe réduite du groupe sillonne la ville avec, en main, une enregistreuse à cassette louée chez Steve’s Music. «Le but, c’était de créer un environnement sonore organique. On voulait que les auditeurs s’imaginent facilement les histoires des chansons», explique la musicienne, avant d’énumérer quelques exemples. «Pour La tête à Papineau, on est allés dans le métro afin d’enregistrer le son du train quand il part. Le même jour, on m’a aussi enregistrée faire des sons bizarres de violon. Après ça, pour La Manifestation, on est allés au Cégep du Vieux-Montréal pour demander aux jeunes assis sur le balcon de chanter à répétition ‘’S.O.S. Gaïa!’’. On a aussi enregistré des coups de klaxon avec l’auto de J-F pour La Noce.»
Après plusieurs mois d’enregistrement, Les Cowboys fringants en sont au choix final des chansons. Le cofondateur de La Tribu, Claude Larivée, joue un rôle d’importance durant cette étape. «C’est là qu’on a eu une prise de conscience et qu’on a décidé d’arriver avec de quoi de nouveau», relate Lépine. «Pour cette raison, fallait se dissocier de notre image Marcel Galarneau, et il y avait une chanson, Robert Bob Bourgouin, qui rappelait un peu trop ce style-là. Dom, lui, il la voyait sur le disque, mais Claude était pas vraiment d’accord avec ça… tout comme nous.»
Au-delà de ce petit conflit, l’atmosphère est parfois tendue en studio. «Dom voulait faire les choses différemment, et parfois, ses idées dérangeaient», poursuit-elle. «On voulait tous avoir notre mot à dire dans ce gros projet-là, et c’était normal. C’était particulièrement le cas de J-F, Dom et moi. Disons que Karl et Jérôme savaient prendre leur place, tandis que nous, on voulait toujours ajouter notre grain de sel.»
«On était tous un peu à cran rendu là», poursuit l’auteur-compositeur. «Au sein du groupe, c’était assez intense parce que chacun tirait la couverte de son bord.»
L’importance des fans
Break syndical parait en magasin le 5 mars 2002. Porté par un accueil critique chaleureux (notre ancien collaborateur Eric Parazelli lui donne alors une note de 4 étoiles), l’album trouve son public très rapidement et, à peine trois semaines après sa sortie, le groupe repentignois foule les planches du Métropolis de Montréal.
Malgré cette popularité grandissante, les radios commerciales refusent de faire entrer une quelconque chanson des Cowboys sur leurs ondes. Concernés par ce boycott, les nombreux fans se mettent de la partie pour changer le cours des choses. «Je me rappelle que CKOI avait appelé La Tribu pour qu’on dise à nos fans d’arrêter d’appeler à répétition pour faire des demandes spéciales», relate Marie-Annick Lépine, en riant. «Éventuellement, c’est le succès qu’on a connu à COOL qui a donné le goût aux autres radios d’embarquer. Ensuite, Toune d’automne nous a permis d’entrer dans d’autres radios comme Rock détente et Rythme.»
«Le public a vraiment été le fer de lance de cet album-là», renchérit son collègue. «Il a réussi à forcer la main aux radios frileuses.»
Tout au long de l’année, la formation enchaîne les spectacles partout au Québec, à raison de quatre ou cinq par semaine. À l’automne, le groupe rafle le Félix du meilleur album alternatif de l’année et donne une prestation mémorable d’En berne lors du gala télévisé. «C’est le prestation que Karl a trouvé la plus stressante de toute sa vie!» indique Marie-Annick Lépine. «Fallait qu’il respire à la bonne place et qu’il chante devant plein de monde pas vraiment dedans. L’industrie de l’ADISQ, c’était clairement pas notre public, mais Karl a livré la marchandise. Ça a marqué un point tournant dans notre carrière.»
Les Cowboys retrouvent leur public rapidement et misent sur un concept original pour la fin de l’année 2002. «On voulait jouer chacun de nos quatre disques dans des salles toujours plus grandes», explique la violoniste. «On a commencé avec les Verres stérilisés pour 12 grandes chansons et le Petit Campus pour Sur mon canapé. On a poursuivi ça avec Motel Capri au Cabaret Juste pour rire, avant d’enchaîner avec la grande finale Break syndical au Spectrum, puis un gros shows de tous les albums au Métropolis. Le show le plus ridicule de toute notre carrière, on l’a fait aux Verres. Y avait 40 ou 50 personnes dans la place, et on était tous vraiment chaudailles!»
Loin de ralentir la cadence, les cinq camarades continuent leur tournée panquébécoise en 2003 et proposent l’album live Attache ta tuque!. À l’automne, ils mettent la main sur trois Félix : album alternatif, spectacle auteur-compositeur-interprète et groupe de l’année, coiffant au passage La Chicane, Les Charbonniers de l’enfer, Les Respectables et Mes Aïeux.
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Pour terminer en beauté cette autre année agitée, ils s’offrent le Centre Bell le 30 décembre 2003 dans le cadre d’un spectacle qui sera immortalisé sur DVD. Pour l’occasion, plus de 20 000 spectateurs sont sur place. «Il faut réécouter le show pour constater à quel point le public était fou. Pour vrai, il y avait des ovations à chaque toune. Tout le monde criait!» se remémore Lépine.
«C’est après ce gros show-là qu’on a réalisé qu’on venait de passer deux années pas possibles, vraiment spectaculaires. Quand on était en plein dedans, on riait, on avait du fun, mais on se rendait pas compte de l’ampleur du tourbillon», poursuit Pauzé. «Je peux pas dire qu’on avait prévu que tout se passerait comme ça, mais on aurait été relativement déçu si c’était pas arrivé.»
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Quinze ans plus tard, l’impact de Break syndical est notable. Avec lui, Les Cowboys fringants sont devenus des chefs de file du mouvement neo-trad québécois, à l’instar de Mes Aïeux, Les Charbonniers de l’enfer, Les Tireux d’roches, Les Batinses et Le Vent du Nord, parmi d’autres. C’est aussi en partie grâce à lui que les radios commerciales de la province ont tranquillement fait preuve d’ouverture envers le son folk rock plus épuré.
Pour Jean-François Pauzé, cet album vient avec son lot de souvenirs : «C’était l’album de la dernière chance, et ça amenait des petits stress. Une fois que l’album est sorti, par contre, la tension est retombée, et on a tissé des liens encore plus forts. J’me rappelle surtout d’une tournée exceptionnelle.»
Break syndical – en vente sur iTunes
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