Il y a 35 ans : Uzeb – Fast Emotion
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Œuvre emblématique de la scène jazz fusion canadienne des années 1980, Fast Emotion a cimenté la proposition du groupe Uzeb, jusque-là uniquement reconnu pour ses concerts énergiques. À quelques semaines du 35e anniversaire de ce premier album studio, on revient sur sa genèse et son impact en compagnie de Michel Cusson, Alain Caron et Paul Brochu, qui se préparent à remonter sur scène dans le cadre d’une première tournée en 25 ans.
C’est au début de l’adolescence que Michel Cusson se découvre une passion pour la guitare et le jazz, tout particulièrement pour le sous-genre fusion qui prend son envol au tournant des années 1970 : «J’avais 14 ans et je m’étais acheté deux disques, un de Chick Corea et un de Wes Montgomery. Je me suis mis chum avec Jean Saint-Jacques (premier batteur du groupe), qui avait acheté un autre Corea. C’est là que tout a commencé. Plus tard, j’ai rencontré Luc Beaugrand, un super pianiste, et sans s’en apercevoir, on venait de partir un band.»
Quelques pratiques de sous-sol plus tard, les trois amis donnent leur tout premier spectacle à l’école Labrèque d’Acton Vale, la ville de Beaugrand, au milieu de la décennie. «On regarde le calendrier pis on se rend compte que c’est le jour de la Saint-Eusèbe. On était des fans d’humour absurde à ce moment-là, donc on trouvait ça très drôle de s’appeler Eusèbe Jazz», poursuit le guitariste, qui a ensuite proposé l’appellation Euzebe Jazz.
Après avoir remporté un «concours d’orchestre jugé par François Cousineau», le groupe à géométrie variable (momentanément complété par Sylvain Généreux à la basse) se fait les dents lors de nombreuses jam sessions organisées chaque semaine au Cégep de Drummondville par Cusson. Un soir, ce dernier remarque le talent d’un jeune bassiste.
Originaire du Bas-Saint-Laurent, Alain Caron sillonne la province avec son groupe de «Top 40» depuis plus de huit ans lorsqu’il se présente aux soirées hebdomadaires de son futur collègue en 1977. «Dès qu’on l’a entendu, on a tous capoté», se rappelle Cusson. «Il a fini par lâcher son groupe et, en janvier 78, on est devenus roommates à Longueuil. On a commencé à faire le tour des bars-salons.»
Caron développe une complicité avec son nouvel acolyte : «Dès nos premières discussions, on pensait déjà à l’international. La barre, c’était Miles Davis, Herbie Hancock. C’était très prétentieux et naïf, mais c’est ça qu’on visait.»
«On était conscients qu’avec un groupe instrumental, on pourrait aller partout avec notre musique», poursuit le guitariste. «Pourtant, c’était inimaginable à l’époque… Céline Dion avait pas fait ce qu’elle avait fait! Y’avait quelque chose de très mystérieux dans tout ça, l’étranger.»
«On était convaincus qu’on avait un potentiel commercial, même si on faisait de la musique sophistiquée», renchérit son collègue. «On avait un son rock. On voulait connecter avec le monde, pas faire nos jazzmans introvertis.»
Étudiant à l’Université McGill, Cusson pratique son instrument «20 heures par jour» et se forge tranquillement une réputation dans le milieu jazz, ce qui lui amène de nombreux contacts et, par conséquent, plusieurs occasions de spectacles pour sa formation.
À l’été 1980, Cusson et Caron ont l’opportunité de poursuivre une session à la prestigieuse école privée Berklee College of Music, située à Boston. «On avait chacun demandé une bourse et on l’avait obtenue, c’était extraordinaire», relate le guitariste. «Ça a changé nos vies, Berklee.»
«J’ai eu l’occasion de jouer avec plein de monde dans des gros clubs de Boston, dont Tom Harrell, Frank Tiberi et David Kikovsky», raconte son complice. «On m’a ensuite offert un autre scholarship, mais j’ai décidé de revenir. Ça a été la meilleure décision de ma vie.»
À leur retour à l’automne, les musiciens connaissent un franc succès à l’Air du temps, club de jazz emblématique du Vieux-Montréal. À leurs côtés : le batteur Sylvain Coutu et Jean Saint-Jacques, maintenant reconverti aux claviers. «On a dû jouer 1000 fois là-bas, sans farce», dit Cusson. «Ça a été un laboratoire extraordinaire. Même quand on ne jouait pas, on allait là… Entre trois et six heures du matin parfois.»
«C’était le point de rencontre de tous les musiciens à Montréal, même au-delà du jazz», ajoute le bassiste. «Dès que les gars finissaient leurs sessions de studio ou qu’ils avaient un soir off, ils se rencontraient là. Y’a beaucoup de projets qui sont nés là-bas, autour d’une bière.»
Loin de se contenter de ce succès local, ils tentent de se faire connaître davantage au Québec avec leur démo. «On faisait le tour de la province avec notre cassette pour la faire entendre aux propriétaires de clubs. Ça sonnait très bootleg : un ami nous passait son studio et, après ça, on copiait nous-mêmes les cassettes», relate Cusson.
«Dans le temps, y’avait surtout des boîtes à chanson au Québec, et nous, notre défi, c’était d’entrer là. Au début, on proposait presque de jouer gratuitement afin de convaincre les proprios», se remémore son collègue. «En fin de compte, ça nous a amené un fanbase très solide, qu’on a construit à bout de bras.»
Diplômé du Conservatoire de musique de Québec en percussions, Paul Brochu joint la formation à la fin 1980 : «Dès que j’ai fini mes études, j’ai eu la chance de jouer avec Alain, qui m’a rapidement demandé d’embarquer dans le groupe. Quand j’ai commencé, j’ai eu un meeting avec eux, et on m’a dit de mettre Uzeb au top de mes priorités.»
Alors que Coutu et Saint-Jacques quittent l’aventure, le groupe saisit une occasion en or : celle d’accompagner en tournée Diane Tell, alors au sommet de sa popularité. «Elle nous avait découvert à l’Air du temps, à un moment où on commençait à être un peu plus connus. En l’espace d’un an, nos affaires ont vraiment décollé», indique le guitariste.
Un premier album… live
Une offre n’attend pas l’autre, et 1981 marque celle de la défunte étiquette Radio-Canada International qui propose au groupe de donner un concert en Angleterre, au renommé festival jazz de Bracknell, puis d’en graver un album live. C’est précisément là que le groupe décide de laisser officiellement tomber le nom Euzebe Jazz. «On pouvait pas garder ce nom absurde là pour une carrière internationale. En plus, il était difficile à prononcer en anglais», reconnait Caron. «Toutefois, on pouvait pas non plus faire volte face vu que le nom était déjà connu. On a donc cherché quelque chose de plus efficace, qui garderait la même sonorité.»
«On a eu le flash pour Uzeb quand on a vu mon ex-femme porter un t-shirt vraiment cheap sur lequel il était marqué le nom du groupe… J’ai caché avec mes mains les deux ‘’E’’ à l’extrémité de sa poitrine, et ça a donné Uzeb», raconte Cusson, en riant.
Alors complété par le claviériste Stephan Montanaro, le groupe participe au deuxième Festival international de jazz de Montréal à l’été 1981, puis vole vers Bracknell en juillet pour son concert le plus important à ce jour. «On était des jeunes veaux qui sortaient pour la première fois du pays. On était sur l’adrénaline à fond la caisse», se rappelle le guitariste.
«On était assez stressés. Dans le même festival, il y avait des légendes comme le Gil Evans Orchestra et Alan Holdsworth. Dans le tour bus, on capotait!» s’exclame Caron. «Une fois sur scène, les gens avaient pas trop de réactions au début, mais à la fin, c’était l’extase. On avait fait un gros hit.»
«Moi, j’me souviens surtout d’avoir été nerveux en sacréfice. Je crois que ça se sent dans notre playing qu’on veut vraiment tout donner», se rappelle Brochu.
L’enregistrement live de ce spectacle paraît en avril 1982 et fait office de premier album officiel du groupe. «Je crois qu’il y a quelque chose de symbolique là-dedans, car avec les années, on est devenus des spécialistes en termes d’albums live», analyse Cusson.
Vendu à plus de 6000 exemplaires, le microsillon connait une étonnante popularité, qui le place au sommet des meilleures ventes de la boutique de Radio-Canada. «L’industrie du disque a été surprise des ventes d’Uzeb. Dans le temps qu’on accompagnait Diane Tell, certains pensaient qu’on était un bon groupe accompagnateur, mais qu’on n’avait pas de potentiel commercial. On a tranquillement démystifié ça», expose Caron.
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Durant la même année, Uzeb accepte de se joindre à Claude Dubois pour sa tournée Sortie Dubois, qui marque sa sortie de prison très médiatisée. Sous la direction de François Cousineau, la tournée permet au groupe de se produire devant des salles combles au Forum de Montréal et au Colisée de Québec. «On a accepté, mais à une condition : Uzeb ouvre le show en jouant une chanson complète, New Funk», précise le bassiste. «Trente shows plus tard avec Claude, c’est certain qu’on s’était fait amplement remarquer.»
Début de l’enregistrement
Devant cet engouement manifeste, le producteur Jean Robitaille signe Uzeb sous son étiquette Paroles & Musique et met en marche le processus d’un premier album studio, Fast Emotion. Fort d’un bagage de chansons assez nombreuses, résultat d’un parcours de plus de cinq ans sur les routes du Québec, le groupe n’a pas de difficulté à choisir son matériel. «On a simplement gardé les titres les plus forts, tant en termes de tonalités que d’ambiance. On voulait faire un album avec une palette de couleurs assez large et avec une direction assez uniforme», explique Cusson.
Piloté par Sylvain Coutu à la réalisation, Fast Emotion est enregistré à Morin-Heights. Entre be-bop, funk, rock et jazz, la direction musicale se précise au gré des influences du moment, notamment Steely Dan, Earth, Wind & Fire, Weather Report, Charlie Parker et Miles Davis.
Si les pièces étaient auparavant uniquement composées par Michel Cusson, elles sont maintenant l’œuvre d’un effort plus concerté entre tous les musiciens. Déjà présente sur Live in Bracknell, Slinky se présente comme la première composition officielle d’Alain Caron. Comme pour la majorité des autres chansons, celle-ci a été peaufinée sur une longue période : «La plupart du temps, quelqu’un arrivait avec un bout de partition en début de journée, et on travaillait là-dessus avant d’en jouer une première version le soir. Après ça, sur deux ou trois semaines, le morceau évoluait. Un an après, à force de le jouer et le rejouer, on ne le reconnaissait plus du tout.»
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Pour un groupe de terrain comme Uzeb, le pari de l’album studio n’est pas gagné d’avance. «C’était intimidant», admet Cusson.
«En live, c’est l’interaction qui nous fait jouer avec plus d’énergie. En album, c’était une autre histoire», ajoute Brochu.
«En studio, le miroir est très proche, on l’a en pleine face, et ça peut nous retenir un peu», poursuit Caron. «En tant que groupe, on avait de l’expérience studio avec d’autres artistes qui jouaient de la musique beaucoup moins compliquée, mais là, c’était la première fois qu’on venait y jouer nos pièces. On a beaucoup appris de ça.»
Plus lisse et moins chargé que son prédécesseur live, Fast Emotion se définit par son enrobage léché, finement apprêté par Sylvain Coutu, qui a eu le mot final pour le choix des chansons. «Disons que l’album sonne très années 1980. C’était ce genre de son sec là qui était recherché. Y’a un effet de mode qu’on peut déceler», note le guitariste.
«Maintenant, ça a un peu vieilli, mais à l’époque, cet album-là était très actuel dans le son», indique Caron. «Le mastering avait été fait à New York et, là-bas, les gens étaient très impressionnés par le traitement sonore.»
En plus de Michel Cyr qui tient les commandes des claviers, Uzeb peut compter sur un autre allié de taille dans cette aventure : le renommé saxophoniste américain Michael Brecker. «Ça, on capotait. Carrément», insiste le bassiste.
«C’est Sylvain Coutu qui était parti avec les bandes 24 pistes pour enregistrer Michael à New York», informe Cusson. «Nous, on l’a uniquement rencontré après tout ça.»
Consécration
Fast Emotion parait en magasin au mois d’octobre 1982 et dépasse rapidement les attentes en termes de ventes, atteignant le seuil des 35 000 copies vendues au Canada. Dans un article de La Presse, on parle d’Uzeb comme étant «le seul groupe québécois qui peut sérieusement aspirer à percer sur la scène internationale».
L’année suivante, les propositions de spectacles s’accumulent pour Uzeb, notamment une plutôt mémorable au Spectrum dans le cadre de la quatrième édition du Festival international de jazz de Montréal. De passage pour un spectacle avec son groupe Steps Ahead, Michael Brecker profite de l’occasion pour se joindre sur scène au groupe montréalais. «Je le voyais blowé comme un fou devant moi pendant que j’étais en train de jouer. C’était hallucinant», se souvient le batteur.
«Quand on regarde ça sur Youtube maintenant, ce que je retiens, c’est surtout la façon dont on était habillés!» blague Caron.
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À l’automne 1983, Uzeb se produit au Festival de jazz de Paris, puis se fait repérer par le violoniste Didier Lockwood, qui lui donne l’opportunité de faire la première partie de ses concerts au club Sunset. Grâce à cette résidence, le succès français se dessine pour le groupe, et plus de 20 000 copies de Fast Emotion sont vendues avant la fin de l’année.
«C’est vraiment cet album-là qui nous a propulsés en Europe. Par la suite, on pouvait passer trois mois juste en France à faire 4-5 concerts par semaine. On a fait ça tous les ans pendant près d’une décennie», indique Cusson.
Au Canada, la reconnaissance se fait d’autant plus vive. Une série de concerts au Rivoli, club torontois renommé, marque passablement le groupe : «Le premier soir, il y avait quelques personnes, et après, ça le mot s’est passé, et c’était plein. Un soir, Oscar Peterson est venu nous voir. Il s’est assis en avant de nous autres, et après le show, il nous a dit qu’il trouvait ce qu’on faisait incroyable», raconte le bassiste. «Un mois après, on a reçu un téléphone de son gérant : Oscar nous invitait à assister à son show. Le soir venu, en plein concert, il s’est levé pour dire : ‘’Je voudrais saluer le groupe Uzeb, avec qui je voudrais faire un projet éventuellement.’’ On a complètement figé! On était super excités à l’idée, mais malheureusement, quelques mois après, il est tombé malade, et le projet ne s’est jamais réalisé.»
De plus en plus à l’aise sur scène, le groupe opte finalement pour une formule trio au milieu des années 1980. «Ça nous a permis de développer davantage notre côté créatif, de nous développer avec un son plus spécial, original. L’interaction est très différente à trois, car on a plus d’espace», analyse le guitariste.
Toujours très en demande, autant en trio qu’en solo, les trois membres mettent toutes leurs énergies au service d’Uzeb, ce qui implique forcément plusieurs refus d’offres intéressantes. «J’ai eu, par exemple, beaucoup d’offres d’émissions de télé qui voulaient m’avoir comme bassiste, mais j’ai toujours mis Uzeb en priorité. C’est ça, la clé du succès du band», insiste Caron.
«Un jour, j’ai reçu un téléphone de René Angélil», poursuit-il, un peu hésitant à raconter la suite de son anecdote. «C’est quelque chose qu’on n’a jamais dit à personne, mais là, ça fait assez longtemps que c’est arrivé pour que je puisse en parler… René, je le connaissais bien, car on se voyait souvent dans un restaurant sur Saint-Denis. Il avait en tête nos spectacles avec Diane et Claude, puis m’a signalé son intérêt pour qu’Uzeb accompagne Céline en tournée.»
«Tu nous as jamais dit ça!» s’exclame Paul Brochu.
«Ben oui, je vous l’ai dit, mais ça fait longtemps, juste avant la sortie d’Incognito», précise-t-il, à propos de cet album paru en 1987. «Après réflexion, on a décidé de pas le faire, car on avait beaucoup de tournées de booker.»
Grâce à son assiduité, Uzeb s’est imposé comme chef de file de la scène jazz locale tout au long de la décennie, remportant à deux reprises le Félix du groupe de l’année au Gala de l’ADISQ (1984 et 1989). En plus d’avoir décloisonné le jazz au Québec en le rendant plus accessible au grand public, il a agi à titre d’exemple emblématique pour l’exportation de la musique québécoise qui, auparavant, se limitait quasi exclusivement à l’Europe francophone.
Trente-cinq ans après la parution de leur premier album studio phare et vingt-cinq ans après leur séparation, les trois musiciens se disent passablement excités de remonter sur scène. «La dernière fois, c’était pour un gros show extérieur au FIJM», se souvient Alain Caron, un peu nostalgique, à propos de ce spectacle du 7 juillet 1992. «Y’avait eu près de 100 000 personnes selon ce qu’on nous a dit. C’était mémorable, car on savait que c’était notre dernier show pour un bout. On voulait chacun prendre un break pour partir des carrières différentes. C’était magique.»
C’est d’ailleurs dans le cadre de ce même festival que la formation donnera le coup d’envoi à sa tournée. Un peu nerveux, les trois acolytes se disent surtout fébriles. «On va jouer, et ça va revenir naturellement», prévoit Michel Cusson. «Par-dessus tout, c’est un plaisir pour nous de renouer avec le monde. Ça va être la fête.»
Fast Emotion – en vente sur iTunes
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Uzeb en spectacle :
Salle Wilfrid-Pelletier (Montréal), 29 juin
Festijazz (Mont Tremblant), 5 août
Place Nikitokek (Sherbrooke), 30 août
La Petite Église (Saint-Eustache), 31 août
Festival des montgolfières (Gatineau), 1 septembre
Salle Desjardins Telus (Rimouski), 3 septembre
Maison des arts (Drummondville), 7 septembre
Palais Montcalm (Québec), 8 septembre
Salle André-Mathieu (Laval), 13 septembre
Théâtre Hector-Charland (L’Assomption), 14 septembre
Théâtre du Cégep (Trois-Rivières), 15 septembre
Théâtre des deux rives (Saint-Jean-sur-Richelieu), 17 septembre