La classe belge
Affranchi des codes et de l’histoire qui pèsent sur son pendant français, le mouvement rap belge se développe en toute liberté, poussé par un élan de solidarité qui n’est pas sans rappeler celui qui a conduit à l’émergence d’une scène rap actualisée au Québec. De passage dans la métropole à la mi-juin dernière pour quelques dates de spectacle, JeanJass, Caballero, Roméo Elvis, Le Motel ainsi que Swing, Loxley et Primero de L’Or du commun ont pris place à nos côtés afin de discuter de cette dite effervescence.
Jeudi midi, au lendemain d’une soirée qui semble s’être terminée particulièrement tard, les sept camarades reprennent tranquillement leurs esprits, alors que s’engloutissent les cafés, les pains au chocolat et les tranches de melon d’eau.
En plein cœur d’un séjour dans la métropole pour une série de spectacles dans le cadre de Mural et/ou des FrancoFolies, les Belges apparaissent décontractés. «C’est comme la classe verte», envoie Primero.
«Ouais, c’est des bonnes vacances», acquiesce JeanJass.
Si elle semble plus ou moins naturelle en ce réveil «hâtif», visiblement forcé par notre présence, la chimie qui opère entre les sept artistes est bel et bien tangible, en partie représentative de ce qui l’anime à Bruxelles. «Y a moins de compétition chez nous que dans le rap français. En tout cas, c’est ce que les Français nous disent», explique Loxley. «C’est un plus petit milieu, donc tout le monde se côtoie plus ou moins.»
«Les gens respectent le travail des autres. C’est un détail important de ce qui a mené à tout ça», poursuit Caballero, en parlant largement de cette ébullition musicale. «Mais je crois qu’au-delà de cette solidarité, c’est surtout les réseaux sociaux qui ont joué un rôle primordial.»
«Ça et l’accumulation de bonnes sorties», ajoute Roméo Elvis. «Quand tu rassembles autant de bons projets en si peu de temps, ça crée forcément une effervescence, car il y a toujours de l’actualité.»
Depuis le printemps 2015, les sorties importantes se sont succédé chez les Belges: H24 de Hamza, L’Odyssée et Zeppelin de L’Or du commun, les binômes Double Hélice de Caballero & JeanJass et Morale de Roméo Elvis X Le Motel, les deux percutants premiers albums de Damso… Tout ça sans compter les percées spectaculaires de Shay et Isha ainsi que le retour de La Smala.
À défaut d’avoir un son précis, le vaste cortège belge a une façon de voir et d’approcher le rap d’une façon décomplexée. «On n’a pas de comptes à rendre à nos ancêtres, car il n’y a pas de présence institutionnelle aussi forte qu’en France», expose Roméo Elvis, alors que résonnent au loin les noms des vétérans bruxellois Benny B et Starflam. «Ça donne un rap plus libre.»
Cette liberté artistique permet de varier les tons, les styles. Alternant comme ils l’entendent entre formules trap actuelles et composantes boom bap typiques des années 1990, ces artistes aiment l’autonomie que leur apporte cette hybridité des genres. «C’est pas quelque chose qu’on calcule. Même si on fait plein de trucs différents, il y a cette essence qui reste, car on vient de là», explique Caballero.
Plus jeune que ses compères, Roméo Elvis reconnaît également l’influence qu’a eue sur lui la scène rap alternative française de la décennie 2000, représentée par des artistes comme TTC, La Caution et Klub des Loosers: «Ces mecs-là, j’me reconnaissais dans leur musique détachée, éloignée de la culture rap traditionnelle. Venant d’un milieu plus aisé, je ne me suis jamais senti légitime de faire un rap dans les codes classiques.»
Accueil chaleureux en France et au Québec
Auparavant unidirectionnelle, l’influence entre les scènes française et belge se fait maintenant dans les deux sens. Happés par la sensation Stromae qui, indirectement, a contribué à leur ouverture pour la culture de leurs voisins, les médias français ont rapidement reconnu la légitimité et le talent des rappeurs cousins. «Les Français disent constamment que “l’école belge arrive en force”. On dirait qu’il faut parfois attendre que ce soit eux qui le disent pour gagner en crédibilité», constate Swing.
«Certains médias belges ont attendu que la France nous mette de l’avant avant d’en faire de même», ajoute Roméo Elvis. «Ce qui est bien, c’est qu’on a encore cette position de rappeurs un peu exotiques. Ça reste assez neuf ce qui se passe pour l’instant, donc l’accueil est assez fort.»
De ce côté-ci de l’Atlantique, la curiosité est également à son comble. Organisés au Belmont par les défricheurs de l’émission de radio Hip-Hop Café et du producteur et promoteur Smoking Camel, qui tissent des liens entre les scènes rap bruxelloise et montréalaise depuis plusieurs années, les spectacles Bruxelles arrive! et Bruxelles est là! ont permis de saisir une partie de l’ampleur du phénomène.
Pour le producteur Le Motel, cet éveil québécois pour le rap de son pays a des liens avec les ressemblances stylistiques qui définissent ces deux scènes francophones. «On se rejoint beaucoup dans l’humour et l’autodérision d’un groupe comme Alaclair Ensemble. On ne se pose pas trop de questions, on mélange les styles. On aime partir dans des délires, sans nécessairement avoir à trop encadrer notre proposition.»
«On a quand même beaucoup de points en commun avec le Québec», renchérit Caballero. «Nous vivons tous les deux dans des petites zones linguistiques, où le marché n’est pas super développé et où tout est à faire.»
«À la base, je crois aussi qu’on prend les choses à la légère, car tout ça, c’est sans grands enjeux à côté du game français», poursuit Primero. «On a démarré ça comme un hobby, sans se faire d’idées de carrière, et maintenant, on a de la pression et de l’espérance, car ça évolue vite.»
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ERRATUM : Dans la version papier de cet article, il était écrit que Roméo Elvis aurait 18 ans cet été. Or, il a actuellement 24 ans.