Au cœur d’une scène punk rock francophone en plein essor, le premier album homonyme des Goules a connu un succès underground estimable, tout particulièrement palpable à Québec, la ville d’origine du groupe. Quinze ans et quelques semaines après sa sortie, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du chanteur Keith Kouna.
Amis depuis l’école primaire, Keith Kouna et Ken Pavel évoluent dans un groupe de covers rock typique durant leur adolescence : Brain Damage, qui deviendra éventuellement Sombre Pantin. «On a changé le nom, car je commençais à écrire mes premières compos en français. On en glissait une ici et là dans nos shows, entre un cover de Guns et de Slayer.»
Dès le milieu des années 1990, Kouna écrit quelques chansons qui mettront finalement plus d’une décennie à être enregistrées, notamment Labrador et Rue Richard. Désirant voir du pays, il quitte la capitale pour l’Europe, où il restera pendant plus de deux ans. «Je me suis pas mal promené, j’ai joué dans la rue. Je me suis mis à composer pas mal de tounes.»
De retour au bercail en 1999, il revient avec l’idée bien précise d’enregistrer un premier album solo. «J’ai fait une couple de concours et je travaillais sur mon album en parallèle à ça. Ça allait pas très vite, car le processus coûtait très cher. J’avais eu des offres de contrats de disque, mais ça me tentait pas, car je voulais sortir de quoi d’indépendant. Avec du recul, je suis assez content d’avoir attendu jusqu’en 2008 pour sortir ces chansons-là», dit-il, en parlant de son premier album solo Les années Monsieur.
En parallèle à cette gestation musicale, Kouna renoue avec son ancien guitariste. «On a essayé de faire de quoi, mais c’était un peu d’la marde. À ce moment-là, j’me suis dit : ‘’OK, on va rester chums, mais la musique appartient à notre adolescence’’.»
En 2000-2001, au fil des soirées passées chez Rabin Kramaslabovitch, un autre «vieil ami du primaire», Kouna et Pavel renouent avec leurs jams impromptus, sans avoir d’objectif précis. «On s’est mis à boire de la bière et, pour agrémenter nos soirées, on jouait de la musique en faisant des conneries. Rabin savait pas jouer de clavier, mais sa blonde avait un petit Casio, alors il s’est mis à sortir des affaires préenregistrées pour nous accompagner. Le but de tout ça, c’était seulement d’avoir du fun et de passer le temps avant de sortir au bar.»
Invité à donner une prestation au Nostradamus, défunt bar de Québec, Kouna demande à Pavel et au coloc de ce dernier, le bassiste Klaudre Chudeba, de l’accompagner sur scène. «On avait monté un set de mes tounes et, en même temps, on s’est dit que ça serait drôle à un certain moment du show que Rabin monte sur le stage afin qu’on interprète l’une de nos explorations d’appart. Il est venu faire des conneries et lire des passages de la Bible pendant que moi je chantais des paroles que j’avais écrites sur des feuilles. Je pense que j’avais finalisé le texte de Matelot le soir même, juste avant de commencer le show.»
Excité par cette première performance, Kouna consacre davantage d’énergie à sa nouvelle formation. «On commençait à y croire. Y’avait pas mal de conneries, mais aussi quelques chansons avec du potentiel comme Taupe ou C’est quoi ton son. La dynamique de studio que j’avais en solo m’apparaissait moins intéressante que celle en band. J’ai toujours été quelqu’un d’assez bohème aussi, et là, j’avais enfin du fun toutes les semaines à écrire. Ça allait super vite comme création : le ‘’je’’ décalissait pour laisser la place à des personnages, à de l’abstraction, du surréalisme. J’aimais l’idée de tomber dans quelque chose de plus narratif.»
Inspirée d’un trip d’acide d’adolescence, la chanson Biker témoigne bien de l’angle poétique que veut mettre de l’avant Kouna. «Ken, Rabin et moi, on avait eu un gros trip dans le cabanon en arrière d’un party de maison. À tour de rôle, chacun devait aller s’installer près du mur et dire ‘’PONT-ROUGE PANACHE’’. On était tous crampés en se rappelant de ça», dit-il, à propos de cette expression absurde devenue l’adage de la pièce.
Fétiche est aussi reliée à un épisode insolite partagé par les membres du groupe. «On passait devant un sexshop, et le mot Fétiche nous a interpelés. La force du mot et l’image qu’amenait l’expression ‘’Montre-moi ton fétiche’’, ça nous a inspirés à nous pitcher dans plein de directions.»
À l’image de ces techniques de création, l’identité du groupe se précise d’une manière absurde. En faisant le ménage, Kouna tombe sur des livres dont vous êtes le héros et, à la lecture de l’un d’entre eux, le mot «goule» le marque tout particulièrement. «À partir de là, je disais ‘’GOULE’’ à tous les jours. Quand quelqu’un me posait une question, je répondais ‘’GOULE’’. À Montréal, on était saouls pis en pleine rue, on gueulait ‘’GOULE’’… Bref, quand est venu le temps de choisir un nom de band, on a pris ça.»
Enseignant de théâtre pour les enfants, Kouna propose à ses camarades d’utiliser les nombreux costumes rangés dans son «vieux station Corolla» pour donner de la couleur à leurs prochaines prestations. «Le claviériste avait une kippa et s’était fait des boudins avec ses cheveux, donc on lui a donné le pseudonyme Rabin avec un nom de famille juif. Tous les autres noms sont également issus d’improvisations. Chaque fois qu’on jammait, on s’enregistrait et, en réécoutant, on choisissait comme sobriquets des mots qu’on trouvait cools : Kouna, Chudeba, Pavel… C’est le genre de décisions qu’on a prises en 10 minutes, mais qui ont eu une incidence sur plus de sept ans. À ce moment-là, on pensait même pas faire un disque!»
Deux semaines après leur premier spectacle au Nostradamus, les quatre acolytes remettent ça au même endroit. «Entre-temps, on avait pondu un paquet d’autres patentes, donc j’ai tout simplement flushé mes tounes à moi pour prioriser un spectacle complet des Goules. Cette fois, on était tous déguisés et on avait laissé une grande place à l’improvisation. Parmi les spectateurs, y’avait celui qui allait devenir Igor Wellow. Il est venu nous voir après le show pour nous demander si on était intéressés à ajouter des drums à notre set. Il nous a dit qu’il connaissait quelqu’un pis il nous a laissé son numéro de téléphone. Quelques jours après, je le rappelle, et il me dit qu’il a demandé à son chum et que, finalement, il est trop occupé pour ça. C’est là que je lui demande s’il connait un autre dummeur et il me répond : ‘’Ben moi, je joue un peu de batterie, mais je suis vraiment pas bon’’. Je lui ai dit : ‘’Viens t’essayer quand même… Tu vas voir, on n’est pas très bons non plus!’’»
Le soir de cette première pratique à cinq, la chimie s’installe très rapidement. «On a bu pas mal de bières, on devenait de plus en plus à l’aise tous ensemble. À la fin d’une toune, Igor a pitché ses baguettes dans les airs, et elles sont restées prises dans le plafond. À ce moment-là, on s’est tous regardés et on a su que ça allait être lui notre drummeur.»
De la «pure déconnade»
Forts de ce nouvel ajout, Les Goules entament la tournée des bars de Québec, et Kouna met officiellement son projet solo sur la glace. «J’me suis mis à croire à mort au projet des Goules. J’ai fait ‘’fuck mes tounes’’ et j’ai payé ce que j’avais payé au monde impliqué dans c’t’histoire-là. Pour ça, je suis allé emprunter de l’argent à la banque, un genre de prêt personnel de 3000$. Après avoir payé mes dettes, il restait pu grand-chose qui pouvait servir de budget pour enregistrer un album, donc on a opté pour la solution de la prévente. Durant nos shows, on installait un grand carton sur lequel les spectateurs écrivaient leur adresse et leur numéro de téléphone. Une fois qu’ils avaient payé, on leur remettait un coupon qui servait de garantie pour l’envoi du disque.»
Le groupe tente aussi sa chance à Montréal, notamment au café Ludique (maintenant L’escalier) sur Sainte-Catherine. «Ce soir-là, j’ai des chums qui sont venus me voir en show et, vraiment, ils ne comprenaient pas pourquoi je lâchais mon projet solo pour ça. C’tait tellement garage pis pas tight comme band. C’tait de la pure déconnade, une gang de clowns déguisés tout croche. C’était l’époque des mises en scène avec Pedro le panda et du Capitaine Robot construit avec des boîtes de carton recouvertes de foil. Ce qui était beau, c’est qu’on s’en crissait réellement. On n’était même pas capables de faire une entrevue sérieuse!»
Dans l’imaginaire du groupe, le maître à penser Sir Goulus fait son apparition. «On rapportait qu’il faisait manger du fromage en grains à mon chat. Après ça, mon chat chiait ça et moi je le mangeais. Je tombais ensuite en mode hallucination et, quand je débuzzais, les paroles étaient toutes écrites.»
Après avoir trouvé 200 preneurs pour la prévente de l’album, la formation entame le processus menant à l’enregistrement. À raison d’au moins trois fois par semaine, les musiciens se regroupent pour pratiquer. «On enregistrait absolument tous nos jams et on les réécoutait. C’est ça qui nous servait de base pour l’écriture et la composition des tounes», explique Kouna, qui cite comme influences l’aspect DIY du travail de Fred Fortin et l’esprit punk brut de Bérurier Noir.
Au printemps 2002, les sessions au studio Sismique, situé dans le Vieux-Québec, s’amorcent. En l’espace de «deux ou trois nuits blanches à un tarif de marde pour pas payer le plein prix», Les Goules enregistrent une douzaine de chansons. «C’était un technicien stagiaire qui était à la console. Je pense qu’il s’appelait Jacques. Il pesait sur record, et nous, on déconnait, on se soulait pis on faisait le party. Ça a tout été tapé live, et c’est pour ça que l’album sonne très démo, pas du tout produit. On a fait des backs et quelques corrections, pis on a envoyé ça au mix. À ce jour, je me rappelle toujours pas s’il y a eu un mastering en bonne et due forme.»
Pour la pochette, le claviériste propose un dessin d’Aleister Crowley, écrivain et occultiste britannique considéré comme le pape du satanisme. «Rabin avait trouvé ça sur internet, et on trouvait le dessin vraiment cool. Fuck les droits, on le prend tout simplement.»
Lancement et effervescence
Le 18 juin 2002, Les Goules est lancé au Kashmir, défunt bar de Québec, sans trop faire de bruit. Un mois après, Keith Kouna tombe par hasard sur une critique de son album dans le Voir. «J’bouffais un sous-marin dans un resto quand, soudainement, je tombe sur ce papier-là. Je trouvais ça trop weird, car on avait envoyé l’album à personne, du moins à aucune radio et à aucun journal. Là, je lis une critique super bonne de notre disque dans le journal et j’appelle les gars. C’est là qu’on se rend compte que l’album tourne à CHYZ au coton.»
Conscient de l’engouement généré par le projet, le groupe s’allie avec le distributeur de disques indépendant Local Distribution puis envoie son album à toutes les autres stations alternatives, notamment à CISM où il obtiendra un succès considérable.
En échange d’une caisse de 24, la formation bénéficie d’un clip réalisé par Richard Mangemarais de Black Taboo, collectif vidéo et groupe rap satirique en devenir. Sans être en rotation forte, Crabe passe occasionnellement sur les ondes de MusiquePlus.
Chaque membre de Goules met ensuite la main à la pâte pour l’organisation des spectacles. «On se faisait des réunions avec un ordre du jour, et chacun notre tour, on devait appeler dans une ville différente de Québec pour se booker une mini-tournée. On se payait pas : tout l’argent qu’on faisait était conservé pour les dépenses du band.»
À l’automne 2002, le groupe participe à la huitième édition des Francouvertes et réussit à atteindre la finale aux côtés des Breastfeeders et de Syncop, qui repartira finalement avec les honneurs.
Peu à peu, un mouvement punk rock francophone à l’esthétique brute garage prend sa place au Québec, notamment grâce aux possibilités de commercialisation qu’offre Local Distribution (ouvert en 2003) et à l’engouement que génèrent les radios universitaires CISM et CHYZ ainsi que bandeapart.fm, la toute nouvelle plateforme de Radio-Canada initiée en 2001.
«Y’avait vraiment quelque chose d’exceptionnel qui se passait au début 2000, l’émergence d’une vraie scène indépendante underground. Avant que j’parte en Europe, c’était pas quelque chose que je voyais. Là, les radios universitaires avaient plus de crédibilité, et toute cette effervescence nous portait à créer. Y’avait une fébrilité, un pétillement.»
Inspirés par les pionniers Les Secrétaires volantes, Arseniq33 et Les Vipères, des groupes comme Les Abdigradationnistes, Starbuck et les impuissants, Les Bouffons psychotiques, Les Marmottes aplaties et Les Breastfeeders cohabitent avec Les Goules sur une scène qui pique la curiosité des mélomanes, ne serait-ce que par les spectacles complètement décalés qu’elle propose.
Les années subséquentes poursuivent cette tendance que symbolise plutôt bien ce premier album des Goules. Des Trois Accords aux Prostiputes en passant par Les Dales Hawerchuk et eXterio, de nombreuses formations obtiennent un certain succès en mélangeant leurs racines punk à une esthétique DIY et à des sujets insolites, souvent humoristiques.
Quinze ans plus tard, Keith Kouna garde surtout en souvenir le côté spontané de cet effort précurseur. «Y’a une fraîcheur qui se dégage de ça… un esprit juvénile. Encore aujourd’hui, je le trouve très vivant, malgré ses défauts de production. Pour moi, c’t’une grosse bébitte.»
Les Goules – en vente sur Bandcamp
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