Figure bien connue du rap montréalais depuis les années 1990, Jenny Salgado (alias J.Kyll du groupe Muzion) ne peut que constater la place limitée qu’occupent les femmes dans son milieu. «Entre mes débuts et maintenant, il n’y a pas eu de grande évolution», observe-t-elle. «Au fil des années, j’ai vu beaucoup de filles s’essayer, comme on essaie n’importe quoi, sans nécessairement s’investir à long terme.»
«Y’en a beaucoup qui vont et qui viennent, mais ça reste toujours éphémère», abonde dans le même sens Sarahmée, active depuis le milieu de la décennie 2000. «Est-ce en raison de l’entourage, d’un manque d’encadrement? C’est une question que je me pose très souvent.»
À cet égard, les hypothèses sont nombreuses. D’abord, il y a ce postulat de base: le manque de rappeuses au sein du mouvement hip-hop québécois serait tributaire d’une carence en matière de têtes d’affiche féminines dans les festivals et spectacles d’envergure. «Ce n’est pas encore un automatisme pour les organisateurs de mettre une femme dans leur line-up», croit Sarahmée. «Récemment, je suis tombée sur la programmation du Rapfest et, sur une quarantaine de noms, il n’y avait aucune femme. C’est sûr que si on ne donne pas un minimum de visibilité aux rappeuses, les petites filles n’auront pas d’exemples et ne seront pas tentées de faire du rap.»
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La visibilité au sein des médias a également un rôle à jouer, selon Marie-Gold du quatuor féminin Bad Nylon: «À une certaine époque, j’étais inconsciente de l’effet des médias et, sans m’en rendre compte, je n’étais pas portée vers le rap car je ne voyais pas vraiment de filles à l’œuvre. Mais, vers l’âge de 19-20 ans, j’ai tout simplement eu envie de rapper et j’ai décidé de me foutre de tout le reste.»
Dès les balbutiements de sa formation à l’hiver 2015, Marie-Gold a senti que l’engouement médiatique était au rendez-vous. «On essaie parfois de nous faire dire que les femmes dans le milieu du rap sont boudées par les médias car elles seraient dans l’ombre des hommes, alors que ce n’est pas du tout ce qu’on a vécu. La raison du manque de visibilité, c’est tout simplement qu’il n’y a pas assez de filles qui le font avec rigueur.»
Pour d’autres, ce milieu d’hommes peut paraître intimidant. Active en solo et au sein de Nomadic Massive depuis plus de 10 ans, la chanteuse Meryem Saci a mis du temps avant d’essayer le rap: «J’ai toujours été entourée de très bons rappeurs, de gars qui font uniquement ça de leur temps, écrire des verses et rapper. Moi, j’avais toujours eu cette envie d’essayer, mais j’avais pas nécessairement d’espace pour le faire. J’me sentais pas super à l’aise… En tant que femme, la barre était tellement haute que je devais arriver avec quelque chose de next level.»
Un voyage au Brésil avec son groupe lui aura finalement ouvert les horizons: «J’étais tombée full malade et je n’avais plus de voix pour chanter, alors j’ai dû convertir mes couplets de chant en rap. C’est à partir de là que j’ai dû m’assumer derrière le micro. C’était vraiment juste une peur à franchir.»
Les appréhensions à s’imposer dans cet univers masculin ont été moins fortes pour J.Kyll. «J’ai toujours travaillé d’égal à égal avec eux. Ils ne m’ont jamais mise en arrière-plan», soutient-elle, en se référant tout particulièrement à ses collègues de Muzion. «Mais il faut dire que j’ai eu toujours du leadership. J’ai rapidement pris ma place sur scène, dans les entrevues et les décisions internes.»
Différences de genre et d’identité
Au-delà de son histoire personnelle, la vétérane souligne l’importance des enjeux inhérents aux questions de genre et d’identité. Intimement associé à la jeunesse, le rap serait une forme d’expression artistique qui, à long terme, résonnerait davantage chez les hommes. «Encore plus rapidement que les gars, les filles sont amenées à construire quelque chose de concret dans leur vie. Les gars, ça reste longtemps des gamins: ça chill à kicker des verses, fumer une couple de joints et ouvrir des bouteilles au studio. La vue d’ensemble est moins calculée chez eux que chez les filles, qui pensent généralement plus à leur futur. Si les choses n’aboutissent pas à court ou moyen terme, elles ont tendance à passer à autre chose puisqu’il est très difficile de percer dans le rap au Québec.»
«Les facteurs externes à la musique sont très importants», poursuit dans le même ordre d’idées Sarahmée. «Avec les années, j’ai vu beaucoup de femmes arrêter, car elles voulaient se marier ou avoir un enfant. Faut être vraiment têtue pour ne pas lâcher.»
«La majorité des femmes give up, c’est vrai», ajoute Meryem Saci. «Quand tu deviens une mère, c’est souvent mal vu que tu fasses du rap. L’industrie musicale prête aussi beaucoup d’attention à ton âge.»
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Toutes dans la jeune vingtaine, les quatre acolytes de Bad Nylon représentent l’exemple type du groupe rap en plein essor, animées et excitées par leur récente camaraderie et l’ensemble des possibilités artistiques que leur offre leur nouveau projet artistique. «On prend le temps de se voir souvent, de chiller, de fumer un bat et d’apprendre à se connaître», énumère Kayiri.
Pour elles, le portrait dressé par Saci, Sarahmée et Salgado est vrai, mais bientôt caduc. «Je crois que la réalité est amenée à changer», poursuit la rappeuse. «Je ne m’imagine pas avoir des enfants avant un bout encore et j’ai cette impression qu’on va toutes en avoir vraiment plus tard dans nos vies. Récemment, les filles ressortent beaucoup plus en musique au Québec, car la société elle-même change.»
À leur avis, les mécanismes de discrimination qu’on retrouve dans le hip-hop québécois ne sont pas plus exacerbés que dans les autres scènes musicales. «En fait, je dirais même que c’est pire dans certains milieux», soutient Kayiri, violoniste avec une formation en musique classique et en jazz. «Dans mes autres gigs, on me dit parfois “mets-toi belle” ou on essaie de me convaincre de danser en jouant de mon instrument.»
«La problématique sexiste s’étend bien plus loin», ajoute Audrey Bélanger, DJ du groupe. «Ça touche la place de toutes les femmes en musique. Je pense, par exemple, à ces réflexes qu’ont parfois les hommes de venir voir si l’on a bien branché notre instrument.»
«On est sous-estimées par rapport à nos compétences», renchérit Sarahmée. «Il y a toujours une sous-attente et, après, on vient nous dire qu’on a de l’énergie ou qu’on rappe bien “pour une femme”. Pour moi, c’est pas un compliment, ça.»
Ayant participé à quelques rencontres de Femmes en musique (FEM), regroupement de femmes issues du milieu musical visant à dénoncer le sexisme ambiant qui prévaut dans leur milieu de travail, J.Kyll croit aussi que la scène hip-hop d’ici est touchée par une misogynie qui dépasse le cadre du genre musical pour atteindre des proportions sociales, fortement enracinées dans l’industrie musicale: «Puisque [le sexisme] existe dans la société, bien évidemment qu’il existe dans la culture hip-hop. À l’époque, j’ai déjà eu des meetings avec des businessmen qui ne me regardaient même pas dans les yeux ou qui me suggéraient de perdre du poids. Quand on est allés en Europe avec Muzion, c’était encore pire! On voulait me mettre en second plan du groupe et on me proposait de changer de tenue.»
Face à cette industrie aux automatismes patriarcaux, l’acte de rapper demeure à lui seul une forme de résistance pour ces femmes qui ont eu le courage de leurs ambitions. «On ne se sent pas toujours obligées de parler d’une cause dans nos textes, car juste le fait de faire du rap, c’est en soi quelque chose de politique», résume Zoz de Bad Nylon. «Si ça peut éventuellement en inspirer d’autres, tant mieux.»
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