Il y a 25 ans : Daniel Bélanger – Les insomniaques s’amusent
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
À une époque peu fertile pour la chanson québécoise, Les insomniaques s’amusent a connu un succès phénoménal, aussi critique que populaire. En cette année qui marque son 25e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Daniel Bélanger.
Né à Montréal en décembre 1961, Daniel Bélanger entame officiellement sa carrière en 1983 avec le groupe Humphrey Salade. «À ce moment-là, j’allais souvent au dépanneur pour m’acheter des revues de rock. Au fil des mois, je me suis lié d’amitié avec le caissier, et on a décidé de former un band. On a fait plusieurs shows et, surtout, on a beaucoup rigolé. Ça a été très formateur comme expérience.»
En 1984-1985, le quatuor et, éventuellement, quintette se produit occasionnellement dans la métropole. Sa pop rock francophone n’attire toutefois pas les foules. «Il se passait pas grand-chose en français, et l’intérêt du public était un peu absent. C’est un peu pour cette raison que je m’arrangeais toujours pour avoir des premières phrases-chocs dans mes chansons, comme pour aller piquer la curiosité des spectateurs. C’est quelque chose qui m’est resté ensuite. Les quatre premières lignes de mes textes, c’est à peu près l’histoire de la chanson.»
Le Montréalais se dévoile davantage l’année suivante dans le cadre de Rock envol. Au terme de ce concours organisé par Radio-Canada, Daniel Bélanger termine deuxième, tout juste derrière les formations rock alternatives Les Taches et Vent du Mont Schärr, qui terminent ex aequo. «J’ai beaucoup aimé jouer en solo, mais je peux pas en dire autant de l’expérience concours. Faut dire que j’étais le plus mainstream et straight des trois finalistes. Je crois aussi que j’étais le moins ambitieux : j’avais pas envie de gagner, je voulais juste jouer.»
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Après avoir traversé une période professionnelle plutôt instable dans les années subséquentes, le chanteur accepte un contrat de scène aux côtés de Jean Leloup à titre de choriste. «C’est à l’époque où il commençait à renier son premier album», précise Bélanger, faisant référence à Menteur, paru en 1989. «Il commençait à assumer son côté rock avec Michel Dagenais et m’a invité à aller chanter avec lui. Toutefois, je peux pas garantir qu’il s’en souvient. (rires) Moi, en tout cas, je sais que j’me sentais plus ou moins à ma place dans ce rôle-là.»
Une bohème qui s’use
La même année, l’auteur-compositeur-interprète de 26 ans bénéficie d’une bourse de création du ministère des Affaires culturelles. À l’été, il se met au travail du lundi au vendredi à raison de plusieurs heures par jour, et en l’espace de huit mois, le ¾ de ce qui deviendra Les insomniaques s’amusent est écrit et composé.
«Mon idée, c’était d’écrire une chanson et, après ça, d’en écrire une autre. J’avais pas de plan d’album en tête. À ce moment-là, j’étais vraiment en mode survie… Dans le sens que je commençais à être vieux pour être un jeune. Y’avait une sorte d’énergie du désespoir qui s’est traduite dans une chanson comme Opium, par exemple. Quand je dis que «mes amis en abusent, mais moi, ma bohème s’use», c’était vrai. Ma bohème commençait vraiment à s’user! Tranquillement, je commençais à chercher de quelque chose de plus stable, de plus structuré.»
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Dans un style poétique complètement différent, «plus réaliste» et «moins flyé», Sèche tes pleurs nait à la même période. «J’avais envie d’explorer la relation frère/sœur. Ça m’apparaissait comme quelque chose de relativement nouveau, de décalé par rapport à ce qu’on entendait à la radio. Avec du recul, c’est une chanson qui a été très bonne pour moi et qui, en plus, a été très facile à composer.»
D’autres expériences personnelles influencent l’artiste durant sa faste création, notamment celles qu’il vit au centre d’accueil de personnes âgées, là où il travaille comme préposé aux bénéficiaires. «La maladie d’Alzheimer venait d’être nommée à ce moment et, d’un seul coup, on comprenait que certains de nos patients n’étaient pas atteints de démence. On était vraiment sur le cul… Ça m’a inspiré deux chansons qui parlent de troubles mentaux : Ensorcelée et La folie en quatre.»
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Les inspirations musicales ne jaillissent pas autant. Sans le sou, Daniel Bélanger n’a pas le budget pour s’acheter des albums et, donc, pour découvrir de nouveaux artistes. «Je n’avais plus un rond ou presque, et inutile de dire que, dans ce temps, on ne pouvait pas écouter ce qu’on voulait. De toute façon, la période était un peu moins chouette musicalement, surtout en français. Ma bouée de sauvetage, ça a été CharlÉlie Couture. J’me suis reconnu dans son œuvre, surtout ses premiers albums.»
Un coup de main de son frère
Au début 1990, l’essentiel des chansons est écrit, et le principal intéressé se décide à les soumettre à son frère Michel Bélanger, fondateur et directeur d’Audiogram. Loin de vouloir accorder une faveur à son frangin, ce dernier veut s’assurer d’aimer les chansons «pour les bons motifs». «Michel avait un standard de qualité, c’était tout à son honneur. Et moi non plus, je ne voulais pas laisser planer cette idée de passe-droit, donc fallait y aller avec prudence.»
L’offre de l’étiquette québécoise se présente finalement, et Daniel Bélanger entre en studio à l’automne. «J’étais vraiment nerveux au début. Faut dire que je sortais de ma lune… J’avais eu ben du fun dans ma vingtaine et j’avais toujours cru que tout allait m’arriver tout seul. En fin de compte, j’ai réalisé très tard que, pour faire c’que j’veux, fallait que je prenne mes trucs en main. On peut dire que je suis un lent.»
Les débuts de l’enregistrement ne se déroulent pas de manière optimale. Après des sessions avec le réalisateur Sylvain Lefebvre au studio La Majeure, qui donnent naissance à La folie en quatre, Bélanger se tourne vers Paul Pagé, réputé réalisateur reconnu pour son travail avec Michel Rivard, Paul Piché et Pierre Flynn. En résultent uniquement trois chansons: Sèche tes pleurs, Opium et Le bonheur. «J’étais dur à gérer… Je savais exactement ce que je voulais pas, mais je pouvais pas répondre quand on me demandait ce que je voulais. Y’avait une certaine lassitude dans mon attitude. Chose certaine, c’est jamais le talent de Paul et de Sylvain qui a été remis en doute.»
C’est durant les sessions avec Paul Pagé que le chanteur rencontre Rick Haworth, guitariste émérite qui deviendra finalement son réalisateur en 1991. La chimie est instantanée. «Il a exactement compris ce que je voulais faire. En fait, il a rendu les chansons encore meilleures.»
Bien établi dans le milieu musical depuis près d’une décennie, Haworth amène en studio le bassiste Mario Légaré, le batteur Dominique Messier et le claviériste Kenny Pearson, ancien membre de Full Tilt Boogie Band, groupe mené par Janis Joplin jusqu’à sa mort en 1970. «Je suis vraiment arrivé dans une famille, et tout ça, c’est grâce à Rick et ses contacts. Je me rappelle que l’album a fini par trouver sa voie le 4 octobre 1991, alors qu’on enregistrait Désespéré aux studios Piccolo, dans le sous-sol d’un bungalow de Tétraultville. Je me rappelle précisément de la date, car par la suite, je me suis rendu compte que c’était le jour de l’anniversaire de décès de Janis Joplin. Je voyais Kenny avec nous et j’en revenais pas de cette magie du rock. Y’avait quelque chose de mystique là-dedans.»
Durant les nombreuses sessions avec Haworth, qui s’étalent sur plus de neuf mois, Bélanger se permet plusieurs expérimentations musicales avec différents instruments: orgue B-3 sur Ensorcelée, 12-cordes électrique sur Désespéré, guitare hawaïenne sur Ma dépendance, sitar et mandoline sur Quand le jour se lève. «Y’avait aussi du cor anglais, du hautbois, des synthés, du saxophone… On y allait vraiment de façon intuitive, en essayant de diversifier le plus possible les arrangements. Aujourd’hui, ça peut paraître disparate comme album, mais je crois que l’écriture des chansons est cohérente.»
Au printemps 1992, Les insomniaques s’amusent est terminé, et Audiogram choisit Opium comme premier extrait. Réalisé par Lyne Charlebois et couronné au Gala de l’ADISQ, le clip est remplacé par une version humoristique lors de son envoi à MusiquePlus. «On savait qu’on allait envoyer le clip lors du poisson d’avril, alors durant le tournage, on a décidé de filmer un aquarium avec des poissons en plan fixe pendant tout le temps de la chanson. On a envoyé ça à la blague, et le 1er avril, comme de fait, MusiquePlus a appelé Audiogram pour demander ce qui se passait. Ça a piqué leur curiosité, et on a tout de suite envoyé la vraie version. Ça représente bien l’effervescence qu’il y avait au début des années 1990, autant chez les diffuseurs que les producteurs. Y’avait une désinvolture vraiment l’fun.»
En constante ascension
Propulsé par le succès radio d’Opium, l’album parait en juin et obtient rapidement un succès d’estime, qui se traduit surtout par des critiques positives. Une seule d’entre elles, celle de La Presse, s’avère plutôt négative. «Le hic, ce sont les textes et la voix de Daniel Bélanger, qui ne sont malheureusement pas à la hauteur de ses musiques. Côté textes (…), l’auteur-compositeur-interprète fait dans le trop compliqué, avec des maladresses de structure et un vocabulaire (…) qui rappellent les poèmes commis lors de l’adolescence…», écrit Marie-Christine Blais le 14 juin 1992.
«C’est la première critique que j’ai lue, et oui, ça m’avait atteint. En fait, ça avait été plus dur pour mon entourage que pour moi. L’année suivante, j’ai croisé Marie-Christine aux FrancoFolies, et elle m’avait offert ses excuses pour cette critique-là. J’avais trouvé ça vraiment bien de sa part.»
À l’automne, le deuxième extrait Quand le jour se lève obtient une rotation limitée sur les ondes, mais c’est le calme avant la tempête Sèche tes pleurs, qui entre sur les ondes à l’hiver 1993. «C’est là que le succès d’estime s’est transformé en succès populaire. On s’est mis à vendre 5000 albums par semaine et, en septembre, c’était le disque d’or. À ce moment, j’avais des spectacles de bookés dans des maisons de la culture, en trio avec Mario et Rick. Pour vrai, c’était la folie. Tout était full!»
Preuve irréfutable du succès qui se trame, Daniel Bélanger est invité à assurer la première partie de Céline Dion lors de ses spectacles au Forum en avril 1993. Loin d’être stressé, le chanteur se sent «très à l’aise sur scène». «Pour vrai, je me sentais chez moi et j’acceptais que ça jase pendant mon show et que ça aille s’acheter des hotdogs. Par contre, quand je chantais Sèche tes pleurs, je me rendais compte qu’il se passait quelque chose. Tout le monde chantait avec moi.»
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À l’été, la tournée des festivals bat son plein, notamment au Festival d’été de Québec et aux FrancoFolies de La Rochelle, où il remporte le prix de la Sacem, lui offrant la chance d’entreprendre une tournée de dix villes françaises. Sur les ondes, La folie en quatre fait un tabac, et le chanteur entame une série de spectacles au Club Soda en septembre. Tous les billets sont vendus avant même que se mette en branle la campagne publicitaire.
Le rythme effréné se poursuit à l’automne, alors qu’il rafle le Félix de l’album pop rock de l’année, mordant toutefois la poussière dans les catégories de l’interprète masculin, de l’auteur-compositeur et du vidéoclip de l’année, respectivement devant Richard Séguin, Francine Raymond et Les Colocs. En novembre, il s’offre le Spectrum dans le cadre d’une édition différée des FrancoFolies de Montréal.
En 1994, son disque est certifié platine. Ensorcelée et Désespéré font leur chemin dans les palmarès des radios, et le chanteur entame une troisième année de tournée. Après avoir refait le tour du Québec, il s’arrête à la Place des Arts lors des FrancoFolies. «Mon dernier show, c’était là, pour le 10e anniversaire d’Audiogram. J’étais complètement claqué, fatigué. Après ça, j’ai eu ma fille et j’en ai profité pour prendre plusieurs mois de vacances.»
Avant cette pause bien méritée, il rafle quatre prix au Gala de l’ADISQ 1994 et non les moindres : interprète masculin, album meilleur vendeur, spectacle auteur-compositeur-interprète et vidéoclip de l’année (pour Ensorcelée, réalisé par Denis Villeneuve).
Au Québec, les années suivantes marquent l’arrivée de plusieurs jeunes artistes qui viennent ajouter du sang neuf à une chanson francophone trop longtemps sclérosée et menée par des artistes établis qui tentaient, tant bien que mal, de survivre aux réformes esthétiques des années 1980. Ainsi naissent les carrières de nouveaux auteurs-compositeurs-interprètes prolifiques comme Kevin Parent, Zébulon, Lynda Lemay et Éric Lapointe, qui ont sans doute profité des percées radio spectaculaires de Bélanger et de nouveaux joueurs qui l’ont précédé comme Jean Leloup, Laurence Jalbert et Luc De Larochelière.
Un peu plus de 25 ans après cette amorce fulgurante, Daniel Bélanger se considère comme chanceux «d’avoir pu toucher les gens comme ça». «C’est vraiment ma nuit de noces avec le public. Pour moi, ça reste un album de débutant… Pas nécessairement à cause de ses défauts, mais plus grâce à sa candeur.»
Les insomniaques s’amusent – en vente sur le site d’Audiogram
En spectacle – M Telus (Montréal), 21 octobre
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