Musique

L’héritage d’un «moine de l’écriture»

L’héritage que lègue Leonard Cohen aux auteurs-compositeurs-interprètes québécois est colossal. Sa façon de se réinventer constamment, de se présenter sur scène sans artifices et d’évoluer avec humilité a grandement inspiré divers artistes de notre scène musicale, peu importe leur style et leur langue. C’est le cas de Socalled, Dear Criminals, Ariane Moffatt et Chilly Gonzales, qui participent tous au volet musical À l’écoute de Leonard de l’exposition Une brèche en toute chose.

À l’instar de pointures internationales comme Little Scream, Lou Doillon, Moby, The National et Sufjan Stevens, ces artistes québécois ont tous été mandatés pour reprendre une chanson de l’œuvre monumentale de Cohen.

Aussi stimulant soit-il, ce simple mandat s’est transformé en défi pour quelques-uns d’entre eux. «Ça n’a pas été si facile que ça parce que, justement, c’est Cohen…», relate la chanteuse Frannie Holder, qui reprend Anthem avec son groupe Dear Criminals. «Fallait prendre le temps de faire quelque chose de beau.»

La stature de l’homme a également mis un peu de pression sur les épaules d’Ariane Moffatt, qui a choisi de restituer Famous Blue Raincoat avec la collaboration de l’Orchestre symphonique de Montréal. «C’est vraiment un privilège de se faire donner cette mission-là, alors je l’ai abordée comme une œuvre conceptuelle», explique la chanteuse, à propos de cette reprise de 10 minutes qui contient beaucoup d’«expérimentations abstraites». «En cours de route, j’ai commencé à voir ma chanson comme une façon de remercier Leonard, un artiste que je considère comme vraiment mystique. À chaque soirée de libre que j’avais, je me ramassais au studio à travailler là-dessus, un peu comme si j’étais en train de faire mon deuil.»

Pour Chilly Gonzales, cet exercice de relecture s’est fait en amont. Jouée en rappel lors de sa tournée Room 29 avec Jarvis Cocker, qui mettait de l’avant «un cycle de chansons se déroulant dans un hôtel», sa reprise de Paper Thin Hotel s’est imposée tout naturellement comme choix de premier ordre lorsque le Musée d’art contemporain de Montréal lui a demandé de se joindre à l’exposition. «J’aime quand les choses se présentent comme ça, un peu par coïncidence. J’ai vu ma bonne amie Feist chanter Hey, That’s No Way to Say Goodbye aux Junos et, franchement, je ne voulais pas avoir une pression semblable. C’est aussi pour cette raison que l’idée de reprendre un morceau un peu méconnu me plaisait.»

À l’inverse, Socalled a plongé tête première dans un classique indiscutable: I’m Your Man. Décomplexé, le chanteur et multi-instrumentiste ne s’est pas cassé la tête et y est allé d’une version «à la sauce Socalled», c’est-à-dire au piano avec des influences de l’Europe de l’Est. «Pour moi, chaque jour est une nouvelle aventure de musique, alors chanter une chanson de Cohen n’était que l’expérience d’une journée. Le seul objectif que je me suis donné, c’était de la reprendre de façon juste et honnête, en mettant du cœur dans chaque mot.»

Connexion sincère

C’est d’ailleurs ce côté honnête de la personnalité de Cohen qui interpelle tout particulièrement Socalled et qui, encore aujourd’hui, trouve écho dans sa création. «La connexion qu’il avait avec son public était vraiment sincère, sans bullshit. C’est en le voyant en spectacle à la Place des Arts que j’ai réalisé que, sans le savoir, je tentais de faire comme lui sur scène. Même si, ce soir-là, je n’ai pas été enchanté par les arrangements un peu cheesy de son orchestre, j’ai été fasciné par son chant, sa voix et son aura. À mon sens, c’est ce qui est essentiel chez un artiste.»

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Ariane Moffatt     photo : Julien Lapierre

Ariane Moffatt aussi était présente lors de ce passage de Cohen en juin 2008. Elle en retient aussi sa présence et sa générosité. «C’était rassurant de voir ça. Il était fidèle à sa musique, à l’image que je me faisais de lui», se souvient-elle.

Mais bien au-delà de ce rendez-vous marquant, c’est la patience, la minutie et l’ardeur au travail de Cohen qui laissent sa marque dans l’approche de l’auteure-compositrice-interprète. «C’était vraiment un moine de l’écriture, et ça paraissait qu’il travaillait certaines chansons des années de temps. Il a légué en moi le sentiment que je dois toujours en faire plus.»

Le Montréalais était réputé pour se surpasser constamment, et un seul survol de sa vaste discographie permet de constater le foisonnement des directions musicales qu’il a empruntées en un demi-siècle. De l’esprit folk intimiste de ses débuts aux arrangements riches de son dernier album, en passant par son virage soft rock aux couches froides et synthétiques des années 1980, Cohen a évolué avec son temps, tout en gardant sa signature poétique et, bien sûr, sa voix rauque et feutrée, plus basse à chaque époque.

«C’est de cette façon qu’il a réussi à renouveler son public», estime Chilly Gonzales. «En même temps, il restait toujours le même poète et ne se salissait jamais avec quelque chose de très commercial.»

«Cohen, c’est notre Bob Dylan», considère Charles Lavoie de Dear Criminals. «Il ne s’est jamais assis sur ce qu’il a fait et il a toujours trouvé un moyen de se réinventer.»

«Il répond aussi à la question qu’on se pose en tant qu’artiste: comment faire pour durer au-delà du buzz du début?», poursuit Frannie Holder. «Durant toutes ces années, il a rendu son travail légitime et pertinent dans un monde saturé de propositions artistiques.»

Emblématique de son répertoire, cette ouverture a forcément des résonances sur la scène musicale de la province qui l’a vu naître. Pour la chanteuse de Dear Criminals, celles-ci sont particulièrement évidentes dans la frange indie de la métropole. «Y a tellement d’artistes [de cette scène-là] qui ont été influencés par Cohen. Des fois, j’me demande même ce qu’aurait été POP Montréal sans lui.»

Sa formation n’y échappe évidemment pas: «L’un de nos premiers shows, c’était un hommage à lui durant POP. Tout de suite, je crois que les gens ont vu que la lenteur, la douceur et la noirceur étaient des thèmes qui appartenaient à nos deux univers.»

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Dear Criminals    photo : Antoine Bordeleau

Ariane Moffatt remarque également des similitudes entre sa proposition poétique et celle du parrain de la mélancolie. «Ce qui nous relie, c’est notre profond attachement à Montréal. On prend la ville comme un personnage vivant, une figure d’attachement», analyse l’auteure d’Hiver Mile-End.

Plus porté vers la musique que les textes, Chilly Gonzales se dit inspiré par un tout autre aspect de Cohen, bien plus étonnant. «Il avait un certain sens de l’humour qui me plaisait. Même derrière certains morceaux plus sérieux, il dégageait l’énergie d’un musicien playful. Je le trouve très original dans la combinaison de son détachement humoristique et de sa profondeur émotionnelle.»

Pour Socalled, c’est surtout l’humilité de la légende québécoise qui retient l’attention. «Malgré sa popularité, il continuait de faire partie de la ville, sans avoir l’air au-dessus des autres. Sincèrement, tu ne peux même plus voir une star comme Win Butler marcher dans les rues de Montréal comme ça. Il est beaucoup trop cool! Leonard, lui, il se promenait dans les parcs, allait dans les cafés, comme s’il était un gars normal. Mais, il n’était pas juste un gars normal, banal… Il était un artiste prodigieux.»

À l’écoute de Leonard
(présenté dans le cadre de l’exposition Une brèche en toute chose)

Du 9 novembre 2017 au 9 avril 2018
Au Musée d’art contemporain de Montréal