Il y a 10 ans : Ghislain Poirier – No Ground Under
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 10 ans : Ghislain Poirier – No Ground Under

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Paru sous la prestigieuse étiquette britannique Ninja Tune, No Ground Under a marqué les scènes hip-hop et électro montréalaises par ses alliages inventifs et avant-gardistes. En cette année qui marque son 10e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Ghislain Poirier.

Natif de Terrebonne, Ghislain Poirier découvre la musique électronique dès le début de son adolescence, en partie grâce à l’émission radiophonique Branché: Monde diffusée à CISM à partir de 1991. «J’étais tellement fan que j’ai demandé à l’animateur si je pouvais assister au show», se rappelle celui qui avait 15 ans à l’époque. «En 1994, on m’a offert de prendre le micro et, l’année suivante, j’ai été officiellement nommé coanimateur.»

Étudiant au cégep, le producteur en devenir s’intéresse tout particulièrement à la scène électro britannique et aux productions de l’étiquette Warp, notamment à Aphex Twin, Autechre et Boards of Canada. «J’étais à fond là-dedans. Au même moment, il y avait la scène rave qui battait son plein, mais moi, je m’en câlissais du party.»

Habitué au logiciel de montage audio Cool Edit Pro, en raison des nombreuses entrevues qu’il enregistre pour son émission de radio, il s’initie peu à peu au collage et à l’échantillonnage. «Je me suis rendu compte que j’étais de plus en plus habile à mixer et looper des sons. J’ai commencé à «fuckailler» avec le programme pour créer mes propres compositions.»

En 1999, un événement farfelu le pousse à prendre la musique plus au sérieux. «C’est un peu con comme situation, mais je faisais des jokes dans le métro avec mon bon ami Alexandre Courteau (NDLR : le futur animateur de Bande à part à Radio-Canada). Je faisais semblant de jouer au airbasket et je me suis enfargé en faisant un dunk devant une annonce de Jordan. J’ai mis mon bras pour me protéger, et mon épaule a disloqué. J’ai été confiné chez nous pendant un bout, sans pouvoir faire de sport. Au lieu de rien faire, j’ai commencé à faire plus de musique.»

Avec Cool Edit Pro comme seul outil, Poirier compose son premier album Il n’y a pas de Sud, en 2001. Peu après, l’émission alternative Brand New Waves, diffusée à CBC Radio 2, diffuse l’opus au complet. «C’était une émission de découvertes musicales fuckées, ce qui fittait très bien avec le son très ambient de mon album. Après ça, je me souviens que Nicolas Tittley avait parlé de moi dans le VOIR. L’année suivante, j’ai été booké à MUTEK.»

Son deuxième album Sous le manguier arrive en 2002. Fan de hip-hop, le compositeur mise toutefois sur un style ambient plus contemplatif, dans le même genre que son prédécesseur. «Je me sentais pas encore prêt à sortir un truc hip-hop. Je connaissais pas assez les règles pour les suivre ou les détourner.»

Hip-hop champ gauche

Très prolifique, Poirier veut ouvrir ses horizons l’année suivante et renouvelle habilement sa signature sonore, en osant s’aventurer sur un terrain à mi-chemin entre l’électro expérimental et le hip-hop abstract. «D’une certaine façon, je recommençais à zéro, dans un milieu où j’avais pas vraiment de contacts. J’ai envoyé des démos par la poste, et Chocolate Industries a répondu à l’appel», dit-il, à propos de cette étiquette basée à Chicago, sous laquelle parait Beats as Politics quelques mois après.

Poirier se joint alors à une scène hip-hop underground montréalaise encore très peu développée, assurant à quelques reprises les premières parties d’artistes signés sous des étiquettes américaines renommées comme Anticon. Ami du producteur néo-écossais Sixtoo et du rappeur Séba, avec qui il partage d’ailleurs une scène extérieure aux FrancoFolies à l’été 2004, il rencontre plusieurs autres membres clés de ce milieu rap champ gauche, notamment grâce à la soirée Rap maudit où gravitent Loco Locass,  Khyro (d’Atach Tatuq) et Être Abstrait, duo qui formera par la suite Omnikrom. «À cette époque-là, Bande à part m’avait invité à faire une performance live filmée, et j’avais amené Vander (NDLR : ex-bassiste des Colocs), Séba et Omnikrom avec moi. L’un des thèmes imposés était ‘’rivière’’, et Omnikrom est arrivé avec sa première chanson : Rivière de diamants

Peu relayée par les médias traditionnels, la musique de Ghislain Poirier circule abondamment sur Internet, tout particulièrement sur le très populaire forum de Loco Locass. «Je crois être le quatrième membre inscrit du forum», se souvient-il, sourire en coin. «Je publiais mes flyers de shows là-dessus et, avec le temps, j’ai réussi à accrocher beaucoup de monde.»

Au même moment, il se fait connaitre sur le forum Hollerboard, renommée et maintenant mythique plateforme du producteur américain Diplo. «C’est vraiment là que j’ai tissé des liens avec des producteurs et DJs de la côte est américaine et canadienne, de Philadelphie à Toronto. On s’aidait mutuellement à se booker des tournées, en s’hébergeant et en coordonnant la logistique pour amortir les coûts de transport.»

Poirier à Paris. Crédit : Sébastien Charlot.
Poirier à Paris. Crédit : Sébastien Charlot.

À l’été 2005, le Montréalais entame un chapitre important de son parcours : les soirées Bounce le gros, qui deviendront des incontournables du nightlife montréalais. «Ça a commencé par une demande du propriétaire du Zoobizarre (NDLR : ancien bar spectacle de la Plaza Saint-Hubert maintenant devenu le lounge Idole), qui voulait organiser un after pour le show de TTC aux FrancoFolies. J’ai organisé le party, sans trop savoir ce que ça donnerait, et j’ai décidé d’appeler ça Bounce le gros, une de mes expressions fétiches que Loco Locass m’avait volée sur [youtube href= »https://www.youtube.com/watch?v=dy40UZZwSD0″]une de leurs chansons[/youtube]. C’était un peu une façon de me la réapproprier, car à ce moment-là, j’étais un peu fâché contre les gars du groupe. Ils m’avaient dit que c’était un hommage qu’ils me faisaient, mais moi, ça m’avait un peu rebuté, car tu peux pas faire un hommage à un truc que personne connait. Après coup, ils m’ont emmené au Métropolis pour faire des shows avec eux, et on a réglé notre différend comme ça.»

Fort d’un engouement de plus en plus palpable, Ghislain Poirier fait paraitre Breakupdown, un quatrième album exclusivement hip-hop, en novembre 2005. «C’est l’album où je me suis mis à exister vraiment. Y’avait une hype autour de moi : une sortie aux États-Unis, une critique sur Pitchfork… Le seul problème, c’est que j’étais pas vraiment heureux avec Chocolate Industries. Ils m’ont comme un peu fourré…»

Un disque de rencontres

Par l’entremise de Jeff Waye, gestionnaire du bureau de Ninja Tune à Montréal, le producteur conclut une entente de distribution pour Rebondir, EP de transition aux accents grime contenant le hit [youtube href= »https://www.youtube.com/watch?v=q6xGTlyk-tc »]Pour te réchauffer[/youtube] (avec TTC et Omnikrom). Après y avoir longuement réfléchi, il accepte finalement de signer une entente de production avec la prestigieuse étiquette londonienne pour sa prochaine sortie officielle. «Le bureau central à Londres était pas vraiment intéressé par moi, mais celui de Montréal, oui. À ce moment-là, The Bug (NDLR : producteur d’origine britannique) hésitait aussi à signer, et on se sentait vraiment comme des outsiders, des parias du label. On s‘était dit : ‘’si tu signes, je signe.’’»

Poirier en studio, chez lui. Crédit : Mike Casali
Poirier en studio, chez lui. Crédit : Mike Casali

Heureux de ce nouveau partenariat, Poirier entame la création de ce qui deviendra No Ground Under dans son appartement du Mile End à l’été 2006. Toujours très fan de grime, il pousse davantage sa quête musicale et s’intéresse plus que jamais aux musiques antillaises, tout particulièrement au dancehall. «J’étais très allumé par la musique jamaïcaine, que je trouvais très intrigante. J’étais quelqu’un d’assez aventureux, et ça donnait des résultats assez bizarres. Sincèrement, y’a des trucs sur cet album-là que j’aurais de la misère à refaire. Je sais pas où j’étais dans ma tête, mais j’étais dans une zone très deep.»

[youtube]s_ztSjuToWs[/youtube]

Très motivé par les rencontres qu’il a faites en spectacle ou sur le web, en partie grâce à ses contacts du forum Hollerboard, il désire laisser une place de choix à des collaborateurs de tout horizon : les chanteurs reggae américains MC Zulu (Go Ballistic) et Mr. Lee G (Dem Nah Like Me), le rappeur torontois Abdominal (City Walking), le groupe électro-rap français Ambitieux (Ladies & Gentleman) et le violoniste marocain Abdelhak Rahal (Exils). Alors que ces derniers enregistrent leurs parties vocales dans leur ville respective, les Montréalais Omnikrom, Nik Myo et Face-T (de Kulcha Connection) travaillent de concert avec le producteur, également en charge de l’enregistrement et de la réalisation de son opus.

«C’est un disque de rencontres musicales et humaines, ouvert au dialogue international. Pour moi, c’était très important d’avoir un équilibre entre des collabos extérieures et locales. C’était ma vision de ce qu’est la musique québécoise.»

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Sur le point de terminer son album, Ghislain Poirier frappe fort à l’été 2007 en organisant avec Sixtoo et Megasoid le «party illégal» Bridge Burner en-dessous du viaduc Van Horne, où se tient maintenant le festival Mile End Ex Musique Montréal. «C’était le début de Facebook, et je crois qu’il y avait 500 personnes «attending» à notre événement. Et, dans ce temps-là, c’était différent : les «attendings», ils venaient pour vrai! On leur avait dit d’arriver à minuit pile, et on a pu jouer deux heures avant que la police débarque. Y’avait quelque chose de très rassembleur à cette soirée. C’était pas le Montréal francophone ou anglophone qui était là… C’était tout simplement Montréal!»

Poirier au Bridge Burner
Bridge Burner. Courtosie Ghislain Poirier.

En octobre, le beatmaker se joint à son batteur Cris Olsen et à Sixtoo pour une série de spectacles de deux semaines en Europe. «J’avais jamais fait autant de dates en peu de jours. C’était vraiment, vraiment drôle comme tournée. Y’a pas beaucoup d’anecdotes que je peux dire, mais disons qu’on prenait des estis de brosse. Un matin, en pleine campagne suisse, on avait pas dormi de la nuit, et je m’étais mis une pile de foulards sur la tête, comme pour me faire un turban. J’avais mal tellement que j’étais écœuré de rire.»

No Ground Under parait environ au même moment, le 15 octobre 2007. Le 1er novembre, le lancement de ce cinquième album a lieu au cabaret La Tulipe devant une foule assez imposante. Quelques mois plus tard, une édition européenne contenant des remix de Megasoid et Modeselektor parait en Angleterre.

[youtube]kBfm5ahRxP8[/youtube]

Au Québec comme à l’international, les critiques sont pour la plupart élogieuses. «Ghislain Poirier prouve ici qu’il est un des réalisateur/DJ les plus ingénieux, groovy et polyvalents de la planète club», écrit notre chroniqueur Patrick Baillargeon. Dans une critique très positive où il lui octroie une note de 7,7 sur 10, le journaliste Evan McGarvey de Pitchfork définit le mélange musical de l’album comme étant «profondément vivifiant».

Bouillonnant d’idées, cet album apparaît comme l’une des premières manifestations québécoises probantes de ce genre musical un peu trop ambitieux et fourre-tout qu’on nomme le world 2.0, utilisé pour rassembler tous les alliages entre musiques électroniques et musiques du monde. No Ground Under aura ainsi pavé là voix à l’émergence d’artistes talentueux comme Mr. Ok (alias Fwonte), Samito et Pierre Kwenders, ainsi qu’au renouvellement musical de Face-T et Boogat, deux artistes établis qui ont emprunté des avenues plus électroniques dans les années subséquentes.

«Quand j’ai réécouté le disque récemment, je me suis dit : ‘’Criss que j’étais fucké!’’» s’exclame Poirier, en riant. «Pour moi, c’est l’album de la confirmation. J’avais mis les deux pieds dans la porte avec Breakupdown, et là, j’étais rentré dans la pièce.»

No Ground Under – disponible sur le site de Ninja Tune

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